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La loi du cœur du sujet neuroscientiste



René Fiori
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Hervé Castanet, dans son livre, Neurobiologie versus psychanalyse [1], nous invite à relire toutes affaires cessantes l’écrit de Lacan intitulé les « Propos sur la causalité psychique »[2]. Lacan y revient sur la question de la folie et, à l’aide du cas Aimée de sa thèse[3], il nous présente celle-ci comme logeant un point d’équilibre du sujet, entre son actualité et sa virtualité : l’actualité de son être, qui participe au désordre du monde, et la virtualité de la loi de son cœur, qui en est l’image inversée[4] sans qu’il reconnaisse cependant leur parenté. Il fait pour nous interprétation de cette autre référence du livre : « Philosophie et philosophie spontanée des savants »[5], de Louis Althusser. Ladite philosophie spontanée des neuro-scientistes peut être reformulée comme loi du cœur. A priori, nous n’avons pas à faire, à des personnalités du type Louis II de Bavière, ou encore, à celle du révolté « portant son coup contre ce qui lui apparaît comme le désordre du monde »[6], mais à des scientifiques respectés. Au regard de la folie scientiste à la montée en puissance de laquelle nous assistons, la question se pose cependant.

Le compte-rendu de l’audition publique ouverte à la presse le 26 mars 2008 sous le titre « Exploration du cerveau, neurosciences : avancées scientifiques, enjeux éthiques », organisée par deux députés, nous en livre le symptôme prémonitoire[7]. Y interviennent les dirigeants de deux instituts de neurosciences déjà actifs, dont Neurospin [8], le Pr Stanislas Dehaene, son futur directeur, y développant déjà ses idées sur la lecture et la dyslexie, en insistant sur le « décodage »[9] des états mentaux. La loi du cœur et sa dérive s’affublent ici du masque scientiste. Rappelons que le collectif Pasde0de conduite[10], auquel s’associait la toute nouvelle association des Psychologues freudiens [11], est né d’un autre symptôme prémonitoire : la publication du rapport de l’Inserm sur le « Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent »[12].

La dérive éthique qui fonde ce rapport, bute sur l’acuité clinique de certains. Ainsi Didier Sicard, Professeur de médecine, affirme : « j’ai été frappé de constater que, lorsqu’un malade qui tremble ou qui a un trouble obsessionnel est délivré de son trouble, il n’est pas forcément heureux. Autrement dit, il faut se méfier d’une sorte de réparation générale de tous les symptômes »[13].

Plusieurs débats nationaux et européens sur les neurosciences avaient déjà été conduits, par des associations qualifiées, dont les recommandations étaient restées lettre morte. L’association Viv.Agora relève le côté « fascinatoire des neurosciences »[14], et le professeur Sicard est surpris « par la rapidité avec laquelle les neurosciences surgissent non seulement dans les sciences sociales, mais également dans la vie quotidienne. Cette rapidité de transfert est totalement décalée par rapport à la prudence des neuroscientifiques eux-mêmes. J’ai été surpris, par exemple, d’entendre le ministre de l’éducation nationale[15] déclarer vouloir changer l’enseignement des langues en fonction de ce que nous avons appris de l’imagerie fonctionnelle »[16]. Nous sommes en 2008, rappelons-le !

Le syntagme d’H. Castanet « bureaucratico-scientifique »[17] nous aide ici. Quand Viv.Agora interroge, « comment s’est décidé l’investissement de NeuroSpin (51 millions d’euros) ?»[18], on ne peut pas ne pas évoquer la création, l’année précédente, de cet institut dédié à la recherche sur le cerveau, qui matérialise tout à fait ce syntagme. Si les fonds sont publics, régionaux, le fonctionnement de NeuroSpin n’en est pas moins celui d’une entreprise. Aussi ces échanges apparaissent-ils déjà faussés avant même d’avoir commencé, et les représentants de la société civile, bernés. Ce débat resté en souffrance, ne serait-il pas temps de le reprendre ?



[1] Castanet H., Neurobiologie versus psychanalyse, Paris, Navarin, 2022, p.21.

[2] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966.

[3] Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932), Paris, Seuil, 1980.

[4] Lacan J. « Propos sur la causalité psychique », op. cit., p.171-172.

[5] Althusser L., Philosophie et philosophie spontanée des savants, Paris, Maspero, 1974.

[6] Lacan J. « Propos sur la causalité psychique », op. cit.

[7] Ce rapport de 80 pages comprend deux parties ; 1/ Les défis des sciences et des technologies 2/ Les enjeux éthiques, philosophiques, cliniques, psychologiques, sociaux, juridiques, économiques. Publié par l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, https://www.assemblee-nationale.fr/13/cr-oecst/CR_Neurosciences.pdf

[8] « Cofinancé par le CEA, le Conseil régional d'Ile-de-France, le Conseil général de l'Essonne et l'ANR, NeuroSpin sera mis en exploitation à compter du 1er janvier 2007 », Agence nationale de la recherche, « NeuroSpin : comprendre le cerveau par l'image », 2006, disponible sur internet.

[9] Ibid., p.22.

[10] Le collectif « Pas de 0 de conduit pour les enfants de 3 ans », disponible sur internet, rappelé par Mme Marie-Agnès Bernardis, coordinatrice de Meeting of Minds, Cité des sciences et de l’industrie, « Exploration du cerveau, neurosciences : avancées scientifiques, enjeux éthiques », 26 mars 2008, publié par l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, p.76, disponible sur internet.

[11] « Troubles des conduites par l’Inserm », Brochure publiée par l’association des Psychologues freudiens et l’InterCoPsycho, 2 éditions : 2006 et 2008.

[12] Intervention de Dorothée Benoit-Browaeys, déléguée générale de Viv.Agora, journaliste scientifique, « Exploration du cerveau, neurosciences : avancées scientifiques, enjeux éthiques», op. cit., p.72

[13] Ibid.

[14] Ibid.

[15] Xavier Darcos, à cette date.

[16] Sicard D., « Exploration du cerveau, neurosciences : avancées scientifiques, enjeux éthiques », op. cit, p.65.

[17] Castanet H., op. cit., p.23.

[18] Intervention de Dorothée Benoit-Browaeys, « Exploration du cerveau, neurosciences : avancées scientifiques, enjeux éthiques », op. cit, p.73

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