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« La position proprement médicale » : deux repères donnés par Lacan






Dans son intervention à La Salpêtrière en 1966 sur « La place de la psychanalyse dans la médecine »[1], Lacan, au lieu de répondre à la demande des médecins sur « les applications pratiques » de la psychanalyse dans le champ médical, opère un renversement : ce n’est pas à la médecine de faire de la place à la psychanalyse dans une pratique de soins extérieurs, mais aux médecins de s’ouvrir à la pratique analytique dans l’abord des patients afin d’être à même d’entendre leur demande, Lacan s’arrêtant sur ce qu’est une demande.


Renversement on ne peut plus actuel

Pour Lacan, « la fonction du médecin » et de « son personnage » « touch[e] au sacré » – la naissance, la mort, la folie, le corps vivant. Ces repères ont été bouleversés par l’entrée de la médecine dans « sa phase scientifique ». Le scientisme s’en arroge son champ d’étude et d’investigation, rabattant son champ d’action : corps réduit à ses organes dans des « conditions acosmiques[2] », médecin servant « les conditions [du] monde scientifique » avec des mesures quantitatives, en réponse à la pression de l’industrie pharmaceutique, sur fond du « nouveau droit de l’homme à la santé » motivé par l’organisation mondiale et inauguré par le développement scientifique. Il entend y exercer un monopole, condescendant à déléguer au « paramédical » les basses besognes moins rentables et peu lucratives.

Cet avertissement et ce constat se vérifient toujours plus aujourd’hui, comme le montre le dernier numéro de la revue Mental : Les maladies de la médecine[3].


Dignité de la docte ignorance

Or, Lacan annonce que « c’est dans le registre du mode de réponse à la demande du malade qu’est la chance de survie de la position proprement médicale. » Partant de la signification de la demande du patient, il ouvre sur « la structure de la faille qui existe entre la demande et le désir ». Or, c’est justement la science qui, sans le savoir et sans l’assumer, a introduit cette faille : en subvertissant le lien médecin/malade, duquel « est exclu[e] [...] la dimension de la jouissance », la médecine ne proposant plus que « le corps dans son registre purifié », si bien qu’aujourd’hui, c’est le progrès de la science qui « dévers[e] certains effets » dans le corps par les tranquillisants jusqu’aux hallucinogènes dont les retentissements touchent à la jouissance et soulèvent immanquablement la question de l’éthique, qu’il s’agit ni plus ni moins de faire taire.

Demande du malade et jouissance du corps : c’est avec ces deux notions que Lacan revient sur l’invention et la mise en œuvre par Freud de « la psychanalyse comme praxis ». Demande et jouissance sont les leviers qui donnent un accès à la dimension de l’inconscient – où s’origine le désir[4] –, le lieu de l’Autre, le fantasme et l’imaginaire, le plaisir – « échelle de dimension de la jouissance » –, et à celle de la jouissance : « au sens où le corps s’éprouve […], toujours de l’ordre de la tension, du forçage ».

Il s’agit, nous dit Virginie Leblanc-Roïc, d’ouvrir un espace où « puisse résonner autrement cette demande du patient […] [et d’en saisir] la profondeur, voire l’ambiguïté »[5]. Être médecin aujourd’hui n’y prépare pas, mais n’en interdit pas non plus l’accès : la psychanalyse n’est-elle pas, essentiellement, profane ? Freud l’a martelé, et développé dans son écrit de 1927 notamment.

Les notions de demande et de jouissance ouvrent sur « une [nouvelle] topologie du sujet », poursuit Lacan. Notons bien que Lacan tient à préciser que ceci n’a rien à voir avec « les cadres préformés d’une prétendue psychologie générale […] qui constitue le déchet de la suite des théories philosophiques ». Il nous avertit ainsi de la dérive toujours possible de la psychologie en une psychologie servile qui répond à des demandes élaborées par des scientifiques afin d’appliquer des lois transformées en protocoles[6], au lieu de demeurer dans la position de questionner la logique, toujours singulière, dont chaque demande procède.

La vérité du sujet n’est en effet pas « réductible à la recherche objective et même objectivante de la méthode scientifique commune »[7]. En s’ouvrant à cette topologie spécifique, le médecin aurait chance de retrouver « l’originalité de toujours de sa position, c’est-à-dire de celui qui a à répondre à une demande de savoir », dit encore Lacan dans sa conférence. En tant que sujet-supposé-savoir à qui s’adresse la demande via le transfert, le médecin aujourd’hui se dérobe la plupart du temps, faute de formation spécifique, à l’exercice de répondre doublement à la demande : en termes de connaissances scientifiques, mais aussi en laissant la place à ce désir de savoir du sujet ; soit entendre les rapports du dire au dit et de leurs énigmes[8]. Lacan en a déduit « une topologie du dire[9] ».

Face aux grandes questions soulevées par les avancées de la science autour de l’amélioration de la productivité, thème présent dans tous les rouages de la société, Lacan a repris la question de l’éthique en revenant à Kant, augmenté d’une référence au marquis de Sade. Ce n’est pas sans toucher à la position éthique de la médecine et des médecins dans la prise en charge des patients qui en pâtissent au premier chef.

Ce discours de Lacan est plus que jamais actuel, comme le montrent les débats récents autours de la législation sur la fin de vie : la question de la demande et de son au-delà y est centrale, la récupération par le discours capitaliste de cette législation et de sa gestion, réduisant les sujets à des flux à gérer[10], ne l’est pas moins.

[1] Lacan J., « La place de la psychanalyse dans la médecine », Conférence et débat du Collège de Médecine à La Salpetrière, Cahiers du Collège de Médecine, 1966, pp. 761 à 774, disponible sur internet. [2] Sans relation avec l'univers sensible. [3] « Les maladies de la médecine », Mental, n° 47, Eurofédération de psychanalyse, juin 2023. [4] Cf. Lacan J., op. cit. : « il y a toujours au niveau du langage quelque chose qui est au-delà de la conscience, et c’est là que peut se situer la fonction du désir ». [5] Leblanc-Roïc V., « Malades malgré eux », Mental, n° 47, juin 2023, p. 9. [6] Cf. Canguilhem G., « Qu’est-ce que la psychologie ? », Conférence prononcée le 18 décembre 1958 au Collège philosophique à Paris, Revue de Métaphysique et de Morale, n°1, Paris, 1958. « Dans les autres types de psychologie, l’âme ou le sujet, forme naturelle ou conscience d’intériorité, est le principe qu’on se donne pour justifier en valeur une certaine idée de l’homme en rapport avec la vérité des choses. Mais pour une psychologie où le mot âme fait fuir et le mot conscience, rire, la vérité de l’homme est donnée dans le fait qu’il n’y a plus d’idée de l’homme, en tant que valeur différente de celle d’un outil. » [7] J. Lacan, Le Séminaire livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, p. 29. [8] Cf. Laurent D., « Une interprétation jaculatoire », Blog des 53e Journées de l’École de la Cause Freudienne, disponible sur internet. [9]Cf. Zaloszyc A., « Résonances », Blog des 53èmes Journées de l’École de la Cause Freudienne, disponible sur internet. [10] Cf. Leblanc-Roïc V., op. cit.

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