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Note de lecture. Schizomètre. Petit manuel de survie en milieu psychiatrique de Marco Decorpeliada [1]





« Marco, il faut prendre des mesures », lui disait souvent sa mère. Cette phrase, marquante pour Marco Decorpeliada, est soulignée à plusieurs reprises dans le journal qu’il a tenu durant l’été 2005. Schizomètre. Petit manuel de survie en milieu psychiatrique est riche des trouvailles et de l’inlassable travail de cet homme, travail soutenu par le transfert qu’il a pu nouer avec celui qu’il appelle « le grand Sven ». « Un jour, j’ai rencontré Sven Legrand. Il bossait à l’hostau mais aussi dans un CMP où il me recevait. Il était habillé normalement, comme moi, parlait avec une voix normale (pas ces chuchotements inaudibles habituels), bref : il me traitait bien ! Il n’écrivait pas des trucs sur mon dossier […] On causait quoi. Il me traitait si bien que je n’avais pas besoin de traitement : allez y comprendre quelque chose ! »

Soutenu par ce transfert (« le grand Sven, il était dans ma vie un lien important »), M. Decorpeliada a commencé à organiser tout un système de mesures, de correspondances, un véritable travail de suppléance constituant un traitement de sa psychose. 

Pour la rédaction de son premier journal, il choisit d’utiliser un cahier de comptes de sa mère. « Ma mère elle faisait ses comptes, elle essayait elle aussi sans doute, de prendre des mesures ». 

M. Decorpeliada a dû être hospitalisé en hôpital psychiatrique un certain nombre de fois. Sur son dossier d’hospitalisation, les médecins inscrivaient des codages issus de la classification des maladies psychiatriques du DSM 4. « À l’hôpital, on nous code ». Marco se procure le manuel afin de savoir à quoi correspondent ces codages diagnostiques, diagnostics dont il a été largement affublé.

M. Decorpeliada fait régulièrement ses courses en passant commande par téléphone dans les magasins de surgelés Picard. Un jour, les derniers chiffres du codage Picard viennent résonner d’une façon singulière pour lui. Il repère qu’il est possible d’établir une correspondance entre les trois premiers chiffres du DSM et les trois derniers chiffres du catalogue Picard. Il commence alors tout un travail de liens, de correspondances DSM - Picard. Ainsi, par exemple, le 14.5 « trouble psychotique » correspond au « 12 boulettes de viande hachée ».

Il mange, en série, ses diagnostics : « Il me cotait 40.1 et 65.8. Je me tapais des 40.1 : “Potage lyonnais, potiron, pommes de terre, emmenthal”, que j’adore en plus, tenez-vous bien, des 65.8 : “4 pavés de bœuf dans le filet” ! Le top ! »

M. Decorpeliada utilise des mètres de charpentier sur lesquels il trace la mesure du code, inscrit le diagnostic et le plat correspondant.

Il va également chercher dans les décharges des portes de frigidaires afin de pouvoir y coller les étiquettes magnétiques DSM/Picard qu’il construit. Les tableaux ainsi constitués viennent faire apparaître certains manques dans la nomenclature du DSM. « Dans cet hostau-là j’étais 20.8 mais j’ai vu aussi quand ils ont fait ma fiche de sortie que j’étais 93.3 (problèmes relationnels dans la fratrie) et ça c’est faux : il n’y a pas de 93.3 dans le catalogue Picard ». Ces « trous dans le DSM » sont aussi, pour lui, le signe qu’ils « cachent les maladies, sûrement. Ils peuvent pas ne pas savoir, ces gens-là : ils veulent pas dire. Des maladies si graves qu’on n’ose pas les coder... ».

M. Decorpeliada nous explique que dès qu’il fait quelque chose plus d’une fois, il « commence une collection » et il continue jusqu’à « épuise[r] la série ».

De façon métonymique, il poursuivra ce travail de correspondances en l’appliquant aux cantates de Bach, aux contes des Mille et une nuits, à la classification universelle utilisée dans les bibliothèques, aux 101 films à voir avant de mourir...

Le manuel de M. Decorpeliada se ferme sur une série de fiches de survie en milieu psychiatrique. La dernière fiche porte sur l’importance de trouver celui avec lequel un transfert pourra s’établir. « Sven était content de moi : c’est ça qui m’a sauvé la vie ».

À l’heure du tout diagnostic, cet ouvrage à l’ironie cinglante est à mettre dans toutes les mains. Le transfert ne se code pas mais ses effets portent à conséquence.


[1] Decorpeliada M., Schizomètre. Petit manuel de survie en milieu psychiatrique, EPEL éditions, 2019.


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