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Un peu de poésie




Illustrons les raisons de la mobilisation des psychologues freudiens avec un livre : S'adapter, de Clara Dupont-Monod[1]. À l'opposé d'un guide qui dirait comment bien vivre avec la maladie de son enfant, de son frère, de sa sœur, ce livre témoigne des multiples détails qui disent pour chacun comment ils font, ou ne peuvent pas faire, avec cet impossible à supporter. Ce livre démontre que la poésie est nécessaire et combien nous aurions à perdre à appauvrir la parole.

S'adapter décline la réponse subjective de chaque membre de la fratrie. À la même situation, autant de réponses que de protagonistes. Une façon de dire l'intime qui rappelle le dire des patients que nous rencontrons, un dire singulier qui cerne au plus près l'effet pour chacun, loin d'être réductible à une plainte.

L'aîné de l'enfant malade y fait, par exemple, preuve de beaucoup d'inventions : « L'enfant ne pouvait ni voir, ni saisir ni parler, mais il pouvait entendre. Par conséquent, l'aîné modula sa voix. Il lui chuchotait les nuances de vert que le paysage déployait sous ses yeux, le vert amande, le vif, le bronze, le tendre, le scintillant, le strié de jaune, le mat. Il froissait des branches de verveine séchée contre son oreille. [...] La famille acheta un oiseau pour que l'enfant entende les piaillements. On prit l'habitude d'allumer la radio. De parler fort. D'ouvrir les fenêtres. De faire entrer les sons de la montagne afin que l'enfant ne se sente pas seul. »

Les inventions comme celles-ci sont des trésors, de ceux qui font le sel des institutions où nous travaillons. Ce sont ces pépites que l'on partage en réunion. Elles ne sont pas chiffrables. N'entrent pas dans les protocoles. Elles ne s'apprennent pas en éducation thérapeutique. Elles ne peuvent naître qu'à condition, précisément, que le désir des professionnels ne soit pas écrasé sous le poids de la logique comptable.

Ce livre dit aussi le parcours du combattant des parents, quand les institutions font défaut à leur mission d'accueil. Ni MonPsy, ni les autres modernisations en vue n'y répondront.

« Dans les mairies, les services sociaux, les instances prétendument dédiées à l'aide des familles, les ministères, on leur enfonçait la tête sous l'eau, multipliant les difficultés. Le parcours était glacial, inhumain, jalonné d'acronymes. MDPH, ITEP, IME, IEM, CDAPH. Les interlocuteurs se montraient absurdement tatillons ou d'une odieuse nonchalance, cela dépendait. Les parents en parlaient le soir à voix basse. Ils durent se plier à des règles folles. Ils entrèrent dans des pièces grises où les attendait un jury qui déciderait si, oui ou non, ils seraient éligibles à une allocation, un recours, une étiquette, une place. [...] Ils durent prouver que, depuis la naissance de l'enfant, la vie avait changé à leurs frais ; prouver aussi que leur enfant était différent, certificats médicaux, bilans neuropsychométriques, classés dans une pochette plus précieuse que leur portefeuille. [...] Ils découvrirent l'obligation, tous les trois ans, de prouver que l'enfant était toujours handicapé (« Parce que vous pensez que ses jambes ont repoussé en trois ans ? », avait hurlé une mère devant un bureau). [...] Les parents découvrirent le grand no man's land des marges, peuplées d'êtres sans soin ni projet ni ami ».

Ce livre dit encore comme la langue n'est pas réductible à de la communication, comment elle est trace de la coloration de la vie : « La bouche ravalait les sonorités vers la gorge, comme si le message, avant de franchir les lèvres, revenait au cœur de celui qui le prononce. De sorte qu'aucun mot ne sortait intègre et, à la façon de ces gens timides sincèrement épris de solitude, les mots, indifférents à leur propre clarté, semblaient pressés de revenir au chaud du corps. C'était une langue de repli. Sa sœur n'aurait pas pu en parler une autre, se disait-il ».

Je travaille à l’Hôpital public et aussi en libéral. Ce qui y est précieux, c’est la façon dont chaque patient rencontre sa parole, sa question, s’entend dire, attrape un détail important en disant : « c'est sûrement bête ». Il n’y a pas deux journées pareilles, pas deux patients pareils. La séance peut-être plus ou moins longue, plus ou moins régulière. Ce qui ne change pas, c’est cette surprise.

Ce que nous combattons, ce sont les protocoles qui universalisent, normalisent, bâillonnent, font barrage à la rencontre.

Ce qui est précieux, c’est pouvoir accuser réception de ce qui n’avait jamais été dit à personne et qui n’a pu se formuler qu’à la condition de rester dans ce bureau – à l'opposé du tout partageable, pour le bien du patient.

Ce qui est précieux, à l’hôpital, c’est la force de ce lieu. Un endroit où certains, qui ne trouvent place ou abri nulle part ailleurs, trouvent un lien, dans le transfert qu’ils nouent à l’institution, à un service, à des professionnels. L’enfant ne rencontre pas « une infirmière » ou « un médecin », interchangeables, mais le Dr Martin ou l’infirmière Mélanie.

Ce qui est difficile, c'est de voir l’hôpital s’effondrer, les soignants partir les uns après les autres, les étudiants qui y sont formés ne pas avoir envie d’y travailler. C’est quand la logique comptable oriente notre travail et non la clinique. Ce sont les tensions qui s’y installent, qui sapent le désir, la capacité d’inventer.

Il est très dommageable que le privé réglemente aujourd'hui le public et que le public tente de trouver des palliatifs dans le privé.

L’Hôpital public est un lieu irremplaçable.

La pratique en cabinet est autre chose, dans un autre lieu, un lieu privé.

Pourvu qu'il soit encore possible de trouver des espaces où « ça rêve, ça rate, ça rit[2] » !

[1] Dupont M. Clara, S'adapter, Stock, 2021.

[2] Lacan J., Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 100.

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