Directeur de recherche émérite au CNRS, ayant consacré 35 ans de sa vie à la recherche en neurosciences, François Gonon vient de publier un livre qui intéresse tout spécialement les psychologues freudiens. Dans sa préface, Thomas Boraud, directeur de l’Institut des Maladies Neurodégénératives, pose une question fondamentale : « Comment se fait-il qu’un chercheur en neurosciences en soit arrivé à ce constat ? »[1] : les neurosciences comme appartenant au discours néolibéral.
La réponse est singulièrement contingente : un jour, des psychologues sont venus interroger François Gonon, « en tant que spécialiste de la dopamine. Ils voulaient savoir s’il est vrai que le Trouble Déficitaire de l’Attention avec Hyperactivité est dû à un déficit de dopamine. »[2]
La curiosité de ce chercheur, qui n’avait d’expérience que dans l’expérimentation sur les rongeurs, a été piquée au vif. Il s’est lancé dans une revue systématique des publications sur le sujet.
C’est ainsi que, passé la première surprise de découvrir que cette implication de la dopamine dans le TDAH ne reposait que sur un argument par déduction, jamais confirmé par la suite, il a commencé à s’intéresser à l’écart que l’on constate entre les résultats tangibles et réplicables de la recherche neuroscientifique et les discours diffusés dans la presse, la littérature biomédicale et les décisions politiques depuis les années 80.
Laissant derrière lui la recherche expérimentale en neurobiologie, il a décidé de s’atteler à deux questions : « Comment cet écart entre les faits scientifiques et les discours est-il généré ? Quelles en sont les conséquences et les raisons ? »[3]
François Gonon a choisi de s’intéresser à trois domaines dans lesquels le discours des neurosciences a des effets sociaux indéniables : la psychiatrie, l’éducation et les inégalités sociales.
Il le dit sans ambages : « Ce livre est une critique du discours de la neuropsychiatrie, de la neuro-pédagogie et de la neurobiologie des inégalités sociales »[4]. Une critique étayée par près de 300 références bibliographiques permettant de vérifier à la source les données sur lesquelles il appuie sa critique.
François Gonon n’est pas le premier neurobiologiste à critiquer le discours dominant de la neuropsychiatrie. En 1988, Elliot Valenstein a publié un livre examinant les résultats effectifs à l’appui de ce discours et en a conclu que celui-ci s’appuyait sur des faits qui n’étaient pas convaincants[5].
Nous nous sommes particulièrement intéressés à la critique du discours de la neuropsychiatrie qui comporte quatre points principaux.
L’exemple du TDAH
En 1999, The Lancet publie une étude affirmant que les patients souffrant de TDAH ont un taux de dopamine 70% plus élevé que les sujets témoins. Mais l’article ne précise pas que cette étude a porté sur six patients dont 4 avaient été traités par un psychostimulant[6]. La conclusion de cette étude a été contredite par les études ultérieures, sur des échantillons plus conséquents.
A contrario, une autre hypothèse a été testée dans plusieurs pays et les résultats sont stables : les enfants nés en décembre présentent plus de risques d’être diagnostiqués TDAH que ceux nés en janvier. F. Gonon en conclut ironiquement qu’il est fort « probable que l’immaturité relative de l’enfant face aux exigences scolaires soit bien l’une des causes du diagnostic »[7].
Soit dit en passant, ceci nous renseigne efficacement sur les présupposés qui font des comportements des enfants, des troubles : ils ne sont pas « adaptés » au milieu dans lequel ils évoluent[8].
La falsifiabilité
La reproductibilité de 94% des 259 publications biomédicales concernant des observations quantitatives parues entre 2000 et 2014 ne peut pas être estimée en raison de l’absence d’observations ultérieures.[9]
Un dogme
En 2003, une étude initiale décrit une vulnérabilité génétique face à la dépression. Malgré l’invalidation de ces résultats par de nombreuses publications jusqu’en 2017, de nombreux articles s’y réfèrent comme un fait établi encore en 2019[10].
En réalité, les exemples foisonnent dans cet ouvrage, de malentendus – au mieux – de propos délibérés – au pire – voire de dissimulations dans les publications concernant les découvertes en neurosciences.
Cependant, ces discours ont des effets sur la population. Reprenons l’exemple du TDAH.
Une étude irlandaise parue en 2020[11] prouve qu’à diagnostic équivalent, au bout de cinq années, les enfants qui ont été officiellement nommés comme souffrant de ce trouble s’en sortent beaucoup moins bien que ceux chez qui le diagnostic n’a pas été formellement posé. « À 13 ans, ils présentaient plus de problèmes émotionnels et relationnels avec les autres ».
Autrement dit, alors que le discours neuro prétend libérer les patients de la stigmatisation produite par les diagnostics psychiatriques, on voit bien que les diagnostics neuro deviennent une assignation, qui participe à entretenir le problème, sans donner aux enfants une chance d’y voir plus clair dans ce qui les agite. En effet, comme le dit F. Gonon, puisque c’est dans le cerveau, il n’existe aucune possibilité d’y échapper. En revanche, les enfants qui manifestent des symptômes identiques, mais qui ne sont pas assignés à cette nomination d’individus troublés, trouvent d’autres solutions symptomatiques en grandissant.
On voit ici l’inanité de cette volonté de dépathologiser qui aboutit à l’effet inverse.
L’adaptation à une norme étant la prémisse du discours neuro, il s’en suit que tout écart à cette norme, définie comme « adaptation » à la demande de l’Autre, donc comme soumission, est à éradiquer.
La psychanalyse, elle, reconnaît une fonction au symptôme. C’est le prix à payer pour s’inscrire dans le monde, pas sans la pulsion.
F. Gonon achève son essai par quelques recommandations. Le fait que, « malgré les 20 milliards de dollars investis par le National Institute of Mental Health en recherches sur le cerveau entre 2003 et 2015, les neurosciences n’ont, pour l’instant, pas bénéficié aux patients souffrant de troubles mentaux. »[12] Plutôt que de suivre la préconisation du NIMH de doubler cet investissement, il propose de faire une place aux sciences humaines et de s’intéresser au savoir des soignants expérimentés. Bref, à la clinique au plus près des patients. Nous ne pouvons que saluer cette préconisation.
[1] Gonon F. Neurosciences, un discours néolibéral, Nîmes, Champ Social Éditions, 2024, p. 11.
[2] Ibid., 16.
[3] Ibid., 17.
[4] Ibid., 19-20.
[5] Valenstein E. Blaming the brain, New York, The Free Press, 1988.
[6] Dougherty DD, Bonab AA, Spencer TJ, Rauch SL, Madras BK, Fischman AJ, “Dopamine transporter density in patients with attention deficit hyperactivity disorder”, Lancet, 1999, pp. 2132-2133.
[7] Gonon F. Neurosciences, un discours néolibéral, op. cit., p.70.
[8] Tsani E. Glossaire en institution : A pour « (non) adapté », disponible sur internet.
[9] Gonon F. Neurosciences, un discours néolibéral, op. cit., p. 44.
[10] Ibid., 49.
[11] O’Connor, Mc Nicholas F. What Differentiates Children with ADHD Symptoms Who Do and Do Not Receive a Formal Diagnosis ? Resulys from a Propective Longitudinal Cohort Study. Chil Psychiatry & Human Development, 2020, pp. 138-150.
[12] Gonon F. Neurosciences, un discours néolibéral, op. cit., p.187.
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