Beaucoup de bruit, pour quoi exactement ?
- Yannick Sabouret
- 29 mars
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 30 mars

La rencontre sur le net avec un outil innovant à destination des personnes subissant ou travaillant autour des violences conjugales a attiré mon attention. Il m’est apparu que ce nouvel instrument était une énième production issue de la collusion entre le discours capitaliste et celui de la science, la science la plus actuelle puisque l’objet en question se présente sous la forme d’un « outil conversationnel d’intelligence artificielle » dénommé AinoAid. Quant au capitalisme, il joue aussi sa partie. S’il y a certainement quelque chose à faire pour améliorer la prise en charge des personnes ayant affaire aux violences conjugales, le ton du titre n’est pas sans interroger.
IMPROVE ! tel, l’acronyme désignant un organisme « visant à améliorer l’aide aux victimes de violences conjugales en accélérant les changements des services de prise en charge ». Voilà qui ne manque pas d’ampleur.
Sept pays européens sont concernés dans un premier temps ; la Réunion devient, en France, la région pilote. Le nombre et la qualité des partenaires locaux (université, police, associations…) sont de première grandeur.
Le vocabulaire choisi n’est pas moins remarquable – j’en prélève ci-après quelques exemples sur le site[1] : « AinnoAid est un chatbot qui utilise l’IA pour avoir des conversations de type humain ». Objectifs ? « Rentrer dans une nouvelle ère de compréhension, de soutien et de changement. Améliorer la qualité des relations entre les personnes ». En proposant « une approche orientée vers les solutions ».
Associer une « conversation de type humain » et une « nouvelle ère de compréhension » ne va de soi que si l’on tient pour désirable d’en exclure les corps, et d’user strictement du langage comme d’un outil de communication clair et concis entre les êtres. Ainsi posé, le projet renvoie logiquement l’inconscient freudien au magasin des accessoires.
Trois remarques :
• L’expression « approche orientée vers les solutions », discours que certaines thérapies peuvent proposer par ailleurs, n’est pas sans évoquer :
La furor sanandi et ses méfaits que Freud a souvent montrés, et, d’autre part, le territoire de « L’au-delà du principe de plaisir » qu’il a découvert en 1920.
Cet au-delà érigé à la dignité d’un principe, va de pair avec la contrainte de répétition dont il parle dans l’article éponyme en ces termes : « les manifestations d’une contrainte de répétition […] font voir à un haut degré le caractère pulsionnel et, là où elles se trouvent en opposition au principe de plaisir, le caractère démonique[2] ». Celui-ci est donc à entendre du côté d’un « c’est plus fort que moi, ça me dépasse ».
•• L’examen des principes de fonctionnement de ce nouvel outil fait apparaître aussi que l’IA, comme telle, aurait « vocation à se perfectionner » avec pas moins de « 6000 connections utiles pour être performant[e] ».
Elle fonctionnerait grâce à une « aide appropriée en travaillant avec des experts et des victimes de violences conjugales ». Outre les doutes que l’on peut avoir quant à l’efficacité de la méthode, peut-on taire ce qu’impliquent cette appropriation privée des « savoirs » disponibles et leur exploitation à but lucratif, sous le label de l’utilité publique ? Remercions Mme Rouvroy d’avoir posé la question [3] &[4].
••• Quant à la mise en pratique, enfin, il ne nous restait plus qu’à lancer une conversation avec ce chatbot. Las ! Bien que je renouvelle la tournure de mes questions le chat, poussif, n’embraye pas. Je n’obtiens que des formules courtoises vides de contenu. Mieux, il me demande à plusieurs reprises : « avez-vous pensé aller en parler à des professionnels » ? et me délivre obligeamment une liste d’adresses à proximité de mon domicile.
Comment ces praticiens sont sélectionnés ? Je l’ignore, et préfère penser que ce pousse-à-la-rencontre est un moindre mal sinon un bien. Ce ne serait pas négligeable à l’heure où s’introduit dans les familles, « ce que l’on pourrait appeler un Autre illimité (internet et ses applications), dérégulé (avec ses codes propres et échappant aux législations qui peinent à encadrer leur usage) et omniscient (les intelligences artificielles) [5]» en leur cœur-même, ce qui contribue à une désorganisation des liens, comme Katty Langelez-Stevens s’en est expliquée[6] & [7].
Ce chat centré sur le lien conjugal où l’amour a viré au ravage sinon à la catastrophe n’apporte rien de très nouveau sous le soleil… Quant à la plus-value de cet outil supposé si innovant, elle est mince.
Pourtant, cette IA est déjà porteuse d’une baisse des coûts au niveau européen. Un même outil pour tous, multilingue, sans conversation mais avec un ensemble d’adresses utiles au sein de chaque pays. Et n’oublions pas que ce n’est qu’un début, et que rien n’indique que la jouissance en jeu soit le moins du monde traitée, ne serait-ce que par une attention portée à la formation des praticiens recommandés par le Chatbot. Une boite noire de plus, donc. Les freudiens ne s’en étonneront pas, sachant que la transparence ne cesse d’en produire.
[2] Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », Œuvres complètes, Tome XV, Paris, PUF, 1996, p. 360.
[3] Lacan Web Television, émission disponible ici : https://www.youtube.com/watch?v=4uaogMZUCIY
[4] Autrice de Human Genes and Neoliberal Governance, 2010.
[5] Argument vers PIPOL 12 : Malaise dans la famille : SITE DE L'EUROFÉDÉRATION DE PSYCHANALYSE >
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