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Ce qui cause

Sarah Camous-Marquis


La partie D du Rapport de l’Académie de Médecine (1) est très justement titrée :"Quid des corrélats neurobiologiques ?" Ce qu’observe aujourd’hui la science en matière de psychothérapie, ce sont des corrélats. Une corrélation, cela veut dire que deux éléments sont liés statistiquement. Quand quelqu’un a fait une thérapie, on observe via des outils innovants et onéreux que cela se traduit dans son cerveau. Peut-on en conclure pour autant que ce dont on souffre a une cause neurologique ? Ferons-nous de la souffrance psychique une maladie équivalente à une maladie somatique ? Là est toute la question. À l'instar des îlots de Langerhans qui dysfonctionnent dans le diabète, et que l'insuline vient compenser, nos souffrances ont-elles une localisation, et plus encore leur origine, dans nos cellules grises ? Une petite pilule et quelques applications d'autogestion nous permettraient-elles alors d'être enfin guéris ? D'ores et déjà, de nombreux symptômes anciennement psychiques sont devenus, "neurodéveloppementaux", parés d’un nouveau champ lexical plus « sexy » et à l’apparence plus sérieuse.

Rappelons que c’est avec ce genre de postulats, soi-disant scientifiques, que des formations sont imposées ou refusées à des collègues en institution, que certains se voient contraints dans leurs pratiques à faire passer tel test ou tel protocole absurdement standardisé et que le parcours de patients et familles se voit tracé à l’avance.

Qui a fait des balbutiements de statistiques ne peut ignorer la grande prudence qu'exige l'interprétation de corrélations. Une corrélation ne dit rien de la causalité. Il y a par exemple une corrélation entre le nombre de prix Nobel d’un pays et la consommation moyenne de chocolats des habitants. En conclurez-vous qu’il faut manger beaucoup de chocolat pour obtenir des prix Nobel ? Le rapport le dit lui-même : « La détection de tels corrélats ne doit pas inciter à des explications physiopathologiques réductionnistes : démêler ce qui est cause ou conséquence demeure d’une grande complexité. »

La psychiatrie biologique s'annonçait très prometteuse dans les années 1980, en témoigne « L'homme neuronal » de Jean-Pierre Changeux (3). Quarante ans plus tard, et malgré des fonds substantiels investis, les résultats sont loin d’être à la hauteur. L’article de François Gonon « La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ? (4) » est très clair sur ce point. Un chercheur réputé et longtemps très enthousiasmé par ces recherches, Thomas Insel, a lui-même déchanté. À la tête du National Institute of Mental Health (NIMH) - le principal institut de recherche américain en psychiatrie biologique - il a fait la même expérience que Freud ; il a d’abord suivi son idée et puis ses patients l’ont enseigné. Il en conclut que « Le résultat final de ces trente dernières années est une aventure intellectuelle passionnante, l'une des avancées scientifiques les plus fascinantes de notre époque, mais cela n'a aidé aucun patient (5). »

Thomas Rabeyron, dans son article « Du néolibéralisme au Tsunami Cognitivo-Comportemental en Grande Bretagne : est-il encore temps pour la France d’éviter la catastrophe britannique ? » (2) tire les mêmes conclusions du virage opéré chez nos voisins, avec un temps d’avance sur nous. Il ne s'agit pas de se perdre dans une guerre de chapelles mais de démontrer comment certaines orientations, plus facilement chiffrables, sont elles-mêmes détournées et utilisées au profit du marché. Et comment d’autres – telles que l’orientation psychanalytique – dont l’efficacité thérapeutique est pourtant reconnue – sont clairement mises de côté et dénigrées. Déduisons ici que l’efficacité visée est donc bien plus bureaucratique – voire économique - que thérapeutique.

Qui bénéficie de ce marché juteux que devient la santé psychique ? Si le bénéfice ne va pas au patient, alors à qui profite-t-il sinon aux actionnaires de cette nouvelle économie et de ses lobbys florissants ? Et vous, qu'en pensez-vous ? Voulez-vous faire entrer votre souffrance en bourse ?

Si la cause neurologique n'explique finalement pas grand-chose, elle bâillonne les patients. Les imageries cérébrales, couplées à quelques statistiques relevées sur nos smartphones, parlent à notre place. La parole devient inutile, réduite à la “plainte”. Face au rouleau compresseur du tout neuro on peut avoir l’impression que c’est le combat de David contre Goliath. Efforçons-nous de ne pas être aveuglés par des discours qui n'ont de scientifique que l'apparence. Continuons à lire, à déconstruire, à faire entendre la logique à l'œuvre. Goliath pourrait bien tenir davantage du ballon de baudruche que du géant.

Psychologues, orientés par la psychanalyse, nous ne cesserons de défendre la cause psychique et, avec elles, le droit des patients à exprimer leur souffrance, leurs symptômes, leurs désirs.

loffre/

(2. Rabeyron T., (2020), « Du néolibéralisme au Tsunami Cognitivo-Comportemental en

Grande Bretagne : est-il encore temps pour la France d’éviter la catastrophe britannique ? », Recherches en psychanalyse, 28, 2, 112-136.

3. Gonon F., « La psychiatrie biologique, une bulle spéculative », Esprit, 2011. La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ? | Revue Esprit (presse.fr)

4. Foucault & al, Cinq grands entretiens au champ freudien, Paris, Navarin, 2021.

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