La guerre, y croire ? oui mais
- Nathalie Georges-Lambrichs
- 18 mars
- 5 min de lecture

Elle reviendrait, de nulle part, elle est annoncée, elle est là. Qu’est-ce qu’être jeune ou enfant aujourd’hui et lire ou entendre ces mots ? La réponse de survie est « non », « non », pas ça, pas ici, pas maintenant. Et pourtant, elle n’a jamais cessé d’être là ; mais ses moyens évoluent. Les deals succèdent aux deals, enterrant les accords ou les traités.
Quant aux jeunes qui ne le sont plus, ils assistent, éberlués, à la montée de ce qui avait été supposément éradiqué à jamais, à savoir le mal et son cortège renforcé de mensonges. Savoir la répétition aux commandes ne protège de rien.
Pour tous, la réponse freudienne se situe au-delà de cette réaction première qu’elle connaît bien ; sachant qu’au-delà de l’impact sur les fictions que sont la nation, le pays etc., le mystère demeure en chacun pour chacun.
Sur nos écrans de télévision que les jeunes désertent, préférant souvent choisir sur leurs réseaux ce qu’ils voient et comment et à quelle heure, les « grands de ce monde », rayonnant de santé mentale, nous disent que le monde changeant, nous changeons aussi, nous qui sommes déjà transformés en contributeurs de la guerre à venir qui ne vient que pour nous sauver du désastre. Nous citoyens, nous nationaux, nous patriotes. Nous qui à l’instar des exclus, et des précaires, cultivons une certaine invisibilité, en voie de reconfiguration, de gré ou de force.
La guerre et le mal, qui avaient une histoire, trament notre présent aussi éternel que fugace ainsi que notre avenir proche. Avec Freud, dont nous savons le réalisme quant à ce qui peut animer un être humain, un groupe, une foule, nous sommes armés pour appréhender la fragilité du vernis en quoi consiste « la civilisation ».
L’expression de ce que nous enseigne notre expérience, à coup sûr, va changer, du fait du contexte nouveau. Nous allons payer plus pour sauver mieux notre bonheur. Haïr ceux qui le menacent. « Nous » ? Si le pacte que l’idéologie scelle avec la propagande fait monter les enchères, nous sommes garants des lieux de vérité : quel que soit leur prix, ils coûtent. Ils rétribuent aussi. En marge. Et ils sont des lieux de recherche, car la vérité n’est pas chose aisée à manier, ses accointances avec la logique doivent être scrutées, les erreurs distinguées des mensonges, la foi, bonne ou mauvaise, pesée. Etc.
Préparés ? Nous le sommes bien sûr insuffisamment, mal, chacun porté par et portant un corps sensible et vulnérable, porté à se faire des illusions pour jouir avant ce demain qui approche. Mais nous sommes formés, nous formant non conformes, autant qu’il est possible de l’être pour agir, chacun à son échelle, en devenir toujours, jusqu’au bout.
Agir ? Pour « nous » c’est garder le cap sur le point, le joint où le vivant et le symbolique (langue, parole, langage), étant désaccordés d’origine, ne cessent pas de se désaccorder encore, parfois trop. Agir c’est encourager, par une pratique conséquente, orientée par l’expression de l’excès, ou du défaut qui en est l’envers : Quand c’est trop, de mensonge ou de silence, d’errance ou d’immobilisation, il arrive qu’une chance puisse se saisir de favoriser l’expression de la souffrance là celée : non pour la magnifier, mais pour la canaliser, la circonscrire, l’orienter autant que possible c’est-à-dire peu, rarement sans doute à l’échelle planétaire, mais autant qu’il se peut. Cet autant est incommensurable, quiconque l’a aperçu, ressenti, le sait d’un savoir propre.
La joie freudienne demeure dans ce « mais » de la souffrance dont nous sommes solidaires si une force subversive loge en son cœur. Ce mais dit que tant qu’on vit, on ne sait jamais ce qui, pour quelqu’un, peut arriver qui rompe avec l’automatisme de mort. Ce peut être une rencontre (voir ou revoir Le Jour et l’Heure, de René Clément). Ce peut aussi être la décision de créer, dans la solitude, une solitude qui s’adresse à ses contemporains.
Les freudiens ont éprouvé la force de rupture et de renouveau qu’une rencontre peut mobiliser quant au lien fondamental à l’autre. Ce lien est le pivot de la transmission. Ils ont le désir fou, chevillé au corps, de miser encore sur cet autre, primordial, traumatique, absent, et pourtant sensible, vibrant, curieux, capable d’aimer au-delà des sens et du sens, sans nier ces derniers.
À l’avènement de cette rencontre, à son surgissement possible, ils sont attentifs. Elle est précaire, sa fin jouxte son commencement. C’est une expression de la vie même, de son besoin irrépressible de nouveau.
La jeunesse en est pleine à ras bords. Ça va lui passer sans doute, les moins jeunes le savent, c’est ce qui les justifie d’accompagner encore le mouvement, de le surprendre pour l’accueillir, le supporter, le nouer à ce qui, de l’alliance de la détresse et du vivant, parvient parfois à faire loi pour quelqu’un. Qu’un autre se trouve là, attentif à favoriser cette mutation, et le cours de la vie change de couleur. Ainsi se renouvelle ce qui perdure de perte pure, – formule de Lacan dans sa « Télévision » – ainsi quelqu’un peut-il se faire responsable de la marche et de l’écriture de sa vie. Autrement que les jeunes entre eux, qui trouvent aussi des remèdes et des solutions pour traverser des épreuves effarantes.
La jeunesse mérite qu’on lui suppose une santé folle, exubérante, une curiosité honnête, un courage inédit.
Freud depuis le début de son aventure a veillé aux conditions pour que s’effectue encore la relève des générations ; cette relève, le capitalisme l’abrase avec sa fureur ignorante de tout ce qui ne satisfait pas son insatiable et constante avidité.
La relecture incessante des textes fondamentaux nous y aide, ainsi que notre formation permanente, à nos frais, insolente, de ce fait, à l’endroit du maître furieux que lui échappent des chances d’en tirer un profit monnayable. Oui c’est la guerre, entre l’ignorance féroce et l’ignorance docte. C’est la seule guerre que nous menons, elle est lisible depuis toujours au cœur des civilisations.
Ainsi tourne la roue des discours, augmentée de celui de l’analyste depuis que les servants de la science sont compromis avec ceux du capitalisme. Ce qui est nouveau, c’est demain. Toujours demain chantera. Aujourd’hui comme hier, les freudiens murmurent, entre les murs, entre les lignes de front.
Vous avez dit « santé mentale » ?
Je me suis aperçue que nombre de mes collègues n’avaient pas lu Le Guerrier appliqué de Jean Paulhan, écrit et publié pendant la « grande guerre ». Lacan y invite ses lecteurs. J. Paulhan nous accueille dans une tranchée telle que nous les voyons en Ukraine. La terre est encore fraîche. La voix est inimitable, et le silence qu’elle distille, très habité.
Sur quel paradis déboucheront les survivants ?
Dante, Sollers, en avaient une idée. Freud aussi, grand lecteur de poésie. Comme Lacan.
Ne lâchons pas ce brin-là, qui nous porte « ailleurs au monde », comme l’a dit le poète Patrick Reumaux, nous permettant de rester visibles et discrets, jeunes et moins jeunes sous l’enseigne des Psychologues freudiens. La dimension freudienne est partout, en ce divin qui passe, remisant à hier Le monde d’hier que Stefan Zweig a écrit et dans lequel il s’est noyé voyant l’impasse de trop près.
Persévérer. C’est l’un des derniers mots de Lacan, refondant son école.
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