Quel est le point commun entre les psychologues et les psychiatres qui ont conçu le site Monsherpa.com, par lequel une personne peut se voir proposer un entretien avec un robot conversationnel, un psychologue d'orientation freudienne, un psychologue cognitivo-comportemental, ou toute autre psychologue de quelque autre formation, et le protagoniste principal du film La vie des autres du réalisateur Florian Henckel von Donnersmarck?
Que ce soit pour la synthèse préalable d’énoncés pour former un robot, qu'elle soit ou plus ou moins particulière ou encore singulière, s'agissant d’opérateurs qui eux reçoivent en présence le patient, ou bien encore, dans ce film remarquable, La vie des autres, pour opérer la collecte des opinions politiques ; l'écoute, fut-elle précise ou dégradée, y est au principe de toutes ces situations. C’est le "pouvoir discrétionnaire de l'auditeur" dont parle Lacan,[1] qui en est le point commun. Pouvoir que le rapport de l’académie de médecine laisse dans l’ombre.
Le pouvoir discrétionnaire de l’auditeur
Le pouvoir discrétionnaire de l’auditeur – c’est-à-dire ce qui relève de sa seule initiative de prêter, ou non, attention à tel ou tel des propos de son interlocuteur – est actif pour tout un chacun, avant même que nous considérions celui, plus particulier, du praticien dans son écoute du patient. De ce pouvoir, ces divers opérateurs en témoignent chacun à leur manière. Ils écoutent, interprètent, formalisent, et restituent à la personne leurs indications, selon leur orientation et leur savoir-faire. Ils ont le pouvoir de cette écoute, un pouvoir enrichi, augmenté par leur formation. C'est ce dont se sont avisés depuis longtemps les autorités administratives, inspirées par les pratiques du privé. Dans ces dernières, celle de l’audit – du verbe latin audire- en est une des plus connues, d’abord pratiquée en comptabilité, puis par les cabinets de conseils en charge, par exemple, de la redéfinition des métiers, des postes ou des fonctions, logés dans telle organisation de travail, ceci en écoutant un par un ceux qui en ont la charge, décrire leur activité.
Ob-audire
L'identification, l'isolation de cet élément "écoute", s'est aussi réalisée d'elle-même, naturellement, logiquement, quand, du fait de la position de surplomb occupée par ceux qui la mettent en œuvre dans le cadre de leur fonction managériale, est apparu le pouvoir qu'elle recelait.
Quoi ensuite de plus séduisant à leurs yeux que la position du psychologue, qui loge en son sein ce pouvoir, enrichi par une formation, et auréolé du prestige de la fonction curative, pour gouverner et juguler, au un par un, les symptômes au principe des dysfonctionnements de la machine économique, tout en ménageant les finances publiques ? Ainsi, pensons-nous, s'est opéré ce transfert massif de l'attention des instances bureaucratiques sur cette fonction et ce domaine, qui ici, dans le rapport de l’académie de médecine, est avancé comme un faire-valoir.
C'est ce qui conduit aujourd'hui l'administration à s'approprier ce pouvoir, en le dévoyant, en le déroutant vers des objectifs budgétaires. La dernière version de cette mainmise étant la mise au format standard de la pratique du psychologue, après en avoir détaillé le ressort.
Ainsi peut-on considérer qu'on a là, dans cet élément "écoute", une figure d'appropriation par l’audition, l’écoute, de ces gestionnaires, des données qui leur sont nécessaires pour leurs reconfigurations, en ceci analogue à l'opération de captation des données personnelles par les plateformes, et que l’on transmet involontairement par nos clics sur l’ordinateur.
Dans le cadre dont il est ici question, cela ne se réalise pas sans que celui qui administre, infusé dans le psychologisme sociétal ambiant, ait fait sienne une perception dégradée et affadie de la parole, de laquelle il en déduira tout naturellement un temps et un coût ajusté, lorsqu’il se mêlera plus avant de remodeler les métiers psy.
Car inversement, il n’est pas non plus sans savoir que le patient qui se verra diagnostiqué et médiqué, « obéira » dans la plus grande partie des cas, parce qu’il a par avance consenti à ob-audire, selon l’étymologie du terme. Il obéira, terme approprié, à la réponse qui lui est apportée par le praticien, ignorant qu’elle a été, pour l’essentiel, préemptée par le ministère de la santé via les ARS qui lui ont imposé leur standard, lui-même étant sous l’emprise, toujours hypnotique quand on lui fait valoir de la gratuité (partielle) de la « prestation », comme dans le dispositif Monpsy. Il s’agit d’une transmission, originale il faut bien l’avouer, d’obéissance de haut en bas de la chaîne. Heureusement, seuls le symptôme et l’angoisse demeureront susceptibles de réveiller le sujet pour l’inciter à se faire acteur de son destin.
[1] Lacan J., « Variantes de la cure type », Ecrits, Paris, Seuil, 1966
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