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Malaise contemporain dans nos institutions : Qu'est-ce qu'enseigner, soigner aujourd'hui ?




Judith Couture
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Judith Couture, médecin, psychiatre, nous propose une lecture des enjeux et conséquences du tout neuro tel qu’elle le rencontre dans son expérience clinique. L’advenue de ce signifiant a en effet marqué  un changement de paradigme dont les conséquences se lisent aussi bien à l’école que dans le soin. Dans  ce contexte, « que devient l’enfant ? ». À la lire, l’on comprend que l’advenue de l’enfant comme sujet  dépend de l’accueil qui sera fait à lalangue. Invitation au « tact » et à la « finesse » cliniques. 


Professionnels du milieu scolaire et soignants marchent désormais main dans la main et du même pas,  tous soumis au diktat du tout-neuro : les uns se doivent d’appliquer des protocoles pédagogiques  quand l’exercice des seconds est soumis aux recommandations de bonnes pratiques élaborées par  l’HAS 1 ; non sans conséquence. Ne peut-on lire ce changement de paradigme à la lumière des  évolutions sémantiques auxquelles nous assistons à l’école comme dans les lieux de soins ? À seul titre  d’exemple, prenons le changement de statut des enseignants qui, dans les petites classes de  maternelles et de primaires, sont devenus, en 1989, Professeurs des écoles. 


L’ère du tout-neuro 

Faisons l’hypothèse que cette évolution sémantique, ce changement de statut témoignent déjà d’un  virage vers le tout-neuro ; virage amorcé donc depuis plusieurs décennies mais ne cessant pas de se  confirmer, au point que l’on puisse se demander si, de nos jours, les enfants peuvent encore  s’interroger sur ce qui fonde leur désir d’apprendre. Est-ce « l’intérêt porté aux sciences » ou, « celui  porté aux personnalités [des] maîtres » 2 ; désir qui trouvait donc son support sur une certaine  identification. Puisque dès lors, les enseignants étant devenus professeurs, le savoir ne se transmet  plus, ne s’enseigne plus, mais s’inculque coûte que coûte. Si l’enseignant relève du guide prenant la  main de l’enfant pour le mener vers la voie de la co-naissance dans un lien faisant place à l’Autre et au  désir d’apprendre, peut-on encore le dire des professeurs ? Et, que dire dudit désir d’apprendre ?  Notre époque contemporaine semble bien plus s’orienter d’un intérêt exclusif pour la science. Nos  signifiants maîtres ne relèvent plus du Un prélevé dans une langue adressée et portant la marque d’un  intérêt particularisé, mais bien plus d’un discours où déjà l’Autre s’efface. Du moins est-ce là l’ambition  des pouvoirs politiques qui, au nom de l’égalité et d’un même savoir pour tous, prônent La science  comme méthode d’enseignement. Dès lors le questionnement de Freud perd toute sa pertinence : la  relation entre les protagonistes, de se réduire à la transmission d’un savoir « à peu près du même ordre  qu’un mouvement mécanique 3 », un savoir pour le savoir où l’enseignant devenu professeur est fait  instrument. Ainsi subrepticement depuis 1989 – sous couvert de valorisation professionnelle – se  dessine une autre scène qui n’est plus celle de l’inconscient mais celle d’un tout-savoir. Or, ce tout  savoir, d’être hors dialectique, ne parle plus à l’enfant.  


L’enfant : un cerveau en devenir 

Alors, que devient l’enfant ? Il est tenu dès son plus jeune âge, parfois même avant les bancs de l’école  primaire, de se comporter non plus comme un élève – ce qui supposerait que sa différence d’avec les  autres soit reconnue – mais en élève ce qui ne lui laisse guère de marge de manœuvre pour prendre  place. Un élève, donc, réduit au silence, sommé d’oublier qu’il a un corps et de se tenir bien assis…  Sans doute la meilleure position pour traiter l’information reçue ! Emphase, me diriez-vous. Pas tant  que cela. Combien de fois n’ai-je pas été sollicitée par des parents décontenancés pour traiter des  troubles du comportement de leur enfant. Trouble plutôt que symptôme, à éradiquer puisque sans  intention de dire. Parents qui, se faisant le relais des plaintes enseignantes s’affligent que leur enfant  ne soit pas en posture d’élève. Alors oui, au nom de l’égalité, d’un savoir universel, enseigner est  devenu une science 4 et la science s’est mise au service de l’école 5. Les programmes scolaires  bénéficient des avancées de la science moderne et, apprendre à lire ne relève plus que de  compétences cognitives vérifiables à la vitesse de lecture acquise. Plus largement apprendre devient  le talent du cerveau 6. Dès lors, l’enfant réduit à son cerveau peut s’égaler à la machine et même,  dépasser la machine 7. Et si l’enfant ne vérifie pas les compétences attendues alors est supposé un  défaut de programmation cérébrale que la science médicale par l’imagerie cérébrale, l’usage de tests  neurocognitifs et autres examens tels les investigations génétiques se doit de diagnostiquer et de  localiser pour, in fine le réparer ou, le cas échéant y remédier par un entraînement adapté. Selon cette  perspective apprendre ne tient plus du désir de l’Autre… Exit le savoir se constituant dans un appel à  l’Autre : l’universel règne sans partage et nous pousse toujours plus vers la quantification et  l’homogénéisation. 


Science versus scientisme 

Mais une science qui, au mépris de la réalité psychique, veut réaliser « le rêve du fabricant  d’automate 8 » et qui, de fait réduit l’homme (ici l’enfant) à son cerveau, ne procède-t-elle pas plus  d’une simple idéologie, d’un scientisme sourd et aveugle et non plus d’une science ? Prétendre faire  répondre le réel et le verser au compte d’un savoir 9 relève d’un déni de l’inconscient, voire d’un  totalitarisme, selon l’expression empruntée à Francesca Biagi-Chai 10. Et demain sûrement, Freud,  comme père fondateur des théories de l’inconscient, sera banni des études de philosophie en classes  de terminale. En effet, n’est-ce pas une forme de totalitarisme que de réduire le soignant au technicien,  l’enseignant au professeur et, plus encore, l’enfant à l’élève ? N’est-ce pas leur ôter la possibilité même  de se questionner quant à leur propre division, leur propre malaise ? N’est-ce pas ainsi pour le  professeur et le soignant renoncer à tout tact, toute finesse ? Car, nous l’avons vu, ce déni prévaut  aussi dans les lieux de soins : aux programmes pédagogiques répondent côté soignants des techniques  de remédiations cognitives.  


Nouveau savoir 

Mais plus encore, que dire de ce « nouveau » savoir ? Ne sommes-nous pas passés au-delà du discours  universitaire ? Si le discours universitaire instaure le savoir en place de semblant nous voilant les  signifiants qui nous ont accrochés, les paroles qui nous ont marquées pour nous exhorter à savoir  toujours plus jusqu’à nous empêcher de babiller, ne peut-on dire du savoir actuel – médical ou  scolaire ‒ qu’il est un savoir-tout-seul, sans Autre pour le porter, non articulé. Un savoir qui ne se  contente plus de refouler les « signifiants des identifications qui [nous] ont constitué[s] comme sujet  de l’inconscient 11 » mais qui du sujet, de sa division, ne veut radicalement rien savoir : au-delà d’une  volonté de maîtrise, une volonté d’annihilation laissant l’enfant, petit ou grand désemparé, sans  recours, sans même la possibilité de se révolter faute d’Autre contre qui se rebeller. Alors, ne peut-on  faire l’hypothèse que dans un monde qui dénie l’inconscient, l’enfant peut vouloir s’arracher au savoir tout-seul et, à cette volonté de transparence, d’objectivation, opposer une autre transparence  revendiquée cette fois sous la forme d’une auto-affirmation. Autre modalité de déni par laquelle il  n’est plus son cerveau mais s’affirme comme « maître de son être 12 ». En quelque sorte une réponse  du berger à la bergère où au « tu es ton cerveau », l’enfant répond « je suis ce que j’affirme être ». La  montée au zénith des individualismes contemporains, des egos ne trouve-t-elle pas ici et dès les plus  jeunes âges un de ses possibles ressorts, comme le pendant d’une société qui tente de réduire chacun  à une machine ? 


Plaidoyer pour lalangue 

Mais on ne peut pas plus réduire le sujet à son cerveau qu’il ne peut prétendre à une auto détermination. Chacune de ces alternatives, d’omettre que « l’homme habite le langage », qu’il « naît  dans le langage exactement comme il naît au monde », mais que plus encore, « il naît par le langage » 13 se fait langue morte. Parlé avant qu’il ne parle, l’enfant naît dans un bain de langage, celui de ses  ascendants. Et, au-delà de l’histoire, certains mots ont résonné en-corps. Aussi, est-il vain de croire en  la langue du cerveau, une langue qui se ferait langue universelle. Nul logiciel ne pourra rendre compte  du fonctionnement humain : un certain « ça rate » est toujours à l’horizon et c’est tant mieux. À l’école  comme dans les lieux de soins ne se côtoient que des lalangues, celles de chacun à jamais singulières.  Nous reste à le savoir pour, ne pas céder à l’appel des sirènes, ne pas nous faire dupes du miroir aux  alouettes de l’idéologie scientiste. Voilà l’enjeu éthique pour nous faire responsables auprès des  enfants que nous accueillons et leur permettre de se construire un savoir sur mesure, à nul autre  pareil ! 

Pour conclure, donnons la parole à Aharon Appelfeld : 

« Acquiers des mots et tu auras acquis une langue », disait-on.  

Cette approche mécanique qui exigeait de s’arracher à son monde  

pour se transporter dans un monde sur lequel on n’avait guère de prise, 

cette approche, donc, il faut le reconnaître, s’imposa,  

mais à quel prix : celui de l’anéantissement de la mémoire  

et de l’aplatissement de l’âme. 

Sans langue maternelle, l’homme est infirme. 

Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie


Certes, le contexte n’est pas le même, ne comparons pas l’incomparable. Mais au-delà de la guerre,  au-delà de son œuvre, les paroles d’Aharon Appelfeld résonnent et donnent à réfléchir.


[1] Haute Autorité de Santé

[2] Freud S., « Sur la psychologie du lycéen », Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1984, p. 228.

[3] Lacan, Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Points, 1998, p. 366.

[4] Dehaene S., « Enseigner est une science », Le Monde, 20 décembre 2013, disponible sur internet, cité par V. Leblanc,  in « Obscur soleil de la science, la rentrée selon Blanquer-Dehaene », Lacan Quotidien, no 783, 5 septembre 2018,  publicaUon en ligne (www.lacanquotidien.fr). 

[5] Cf. Dehaene S., La science au service de l’école, Paris, Odile Jacob, 2019. 

[6] Cf. Dehaene S., Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines, Paris, Odile Jacob, 2018.

[7] « Même le cerveau d’un bébé apprend déjà plus vite et plus profondément que la plus puissante des machines actuelles.  Et cette remarquable capacité d’apprentissage, l’humanité a découvert qu’elle pouvait encore l’augmenter grâce à une  institution : l’école », Dehaene S., Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines, op.cit., 4e de couverture.

[8] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, coll. Points, 1999, p. 159. 

[9] À plusieurs reprises Jacques-Alain Miller distingue le réel défini par Lacan et le réel de la science. Selon Lacan, le réel est  « ininscriptible au symbolique » alors qu’avec la science, le réel « contient un savoir » et, « passe entièrement dans le symbolique » : Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Nullibiété, tout le monde est fou », enseignement prononcé dans  le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 16 janvier 2008, inédit. C’est encore dire qu’au  réel inventé par Lacan, « hasardeux ; contingent » s’oppose le réel qui, par la science se définit par « une régularité que le  savoir scientifique permet de prévoir ». « Dans la psychanalyse il n’y a pas de savoir dans le réel » : Cf. Miller J.-A., « Un réel  pour le XXIe siècle. Présentation du thème du IXe congrès de l’AMP », Scilicet, Paris, Collection rue Huysmans, 2013, p. 17-27.

[10] Cf. Biagi-Chai F., « la dépathologisation lacanienne et l’autre », Quarto, no 131, juin 2022, p.30-33.

[11] Rabanel J.-R., «L’enfant pris aux mots », posté le 11juillet 2022, sur le blog des J 52

[12] Aflalo A., « L’expérience analytique à l’épreuve du dico », Quarto, no 133, mars 2023, p. 11. 

[13] Lacan J., « Mon enseignement », Paris, Seuil, 2005, p. 39.








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