Surveiller et prévenir [1]
- Alexandre Gouthière
- 19 sept.
- 3 min de lecture

En 1997, dans son texte « Santé mentale et ordre public [2] », Jacques-Alain Miller nous donnait cette indication : « il n’y a pas [...] de critère plus évident de la perte de la santé mentale que celui qui se manifeste par la perturbation de cet ordre [3] ». Dès lors, avec la santé mentale, « il s’agit toujours de l’usage, du bon usage, de la force[4] ».
Une des modalités de cet usage, s’avance aujourd’hui sous le nom de la prévention. Le mot d’ordre actuel en matière de santé mentale, c’est : prévenir. Ce n’est plus seulement contrôler l’application des protocoles, des standards et des recommandations des dites « bonnes pratiques », c’est dépister à grande échelle et user de campagnes de communication, d’incitations discrètes, de stratégies d’influence en tout genre, pour préserver sa santé mentale par l’adoption des « bons comportements ». Si vis-à-vis de l’ordre public, « le problème fondamental en santé mentale est, semble-t-il, une question d’entrer, de sortir, et de revenir [5] » dans les institutions, désormais il s’agit d’éviter d’avoir à y recourir. L’horizon, c’est se passer de la clinique, au sens où celle-ci requérait l’institution de lieux dédiés dans l’espace social.
Comment expliquer ce mouvement ? Dans un article sur l’émergence du concept de santé mentale en psychiatrie et ses conséquences politiques, le philosophe des sciences Claude-Olivier Doron [6], nous expose comment « en déplaçant radicalement le référentiel de la maladie à la santé mentale, on induit un déplacement considérable des objets et des acteurs. Du côté des objets, […] on pose la question des « facteurs » favorisant et préservant la santé mentale. On décentre donc radicalement le dispositif en amont des maladies. Cela signifie [...] une insistance extrêmement forte sur le dépistage précoce et la prévention, le plus tôt possible, des troubles ». Parallèlement, « le dépistage précoce implique l’extension indéfinie des acteurs et la collaboration de toutes les professions, médicales ou non[7] ».
Autrement dit, le fait même de prendre la notion de santé mentale pour référentiel des discours et des pratiques aboutit à la focalisation sur une prévention généralisée, et spécialement sur l’enfance et l’adolescence[8]. La prévention en question n’est alors plus celle que l’on met en œuvre via la pratique clinique, en tentant par exemple, par la manœuvre du transfert, d’empêcher un patient au prise avec un réel insupportable de passer à l’acte. Avec le paradigme de la santé mentale, il s’agit de prévenir la survenue des troubles eux-mêmes. On met alors le paquet sur une des trois dimensions de la santé mentale, celle dite « positive », qui « englobe l’épanouissement personnel, le bien-être, les ressources psychologiques et les capacités d’agir de l’individu dans ses différents rôles sociaux.[9] » Les concepts issus de la psychologie positive en sont le soubassement idéologique (forces, engagement, accomplissement...). L’objectif est celui d’un self-management, dont on diffuse les préceptes à grand renfort de communication, telle que la campagne ministérielle d’autoformation intitulée : « Prenez soin de votre santé mentale [10]». C’est à une nouvelle stratégie de contrôle social que l’on assiste ici, assez inédite, et nourrie par un optimisme très nord-américain.
En 2004, Jacques-Alain Miller nous indiquait dans son cours que nous entrions dans le siècle de la surveillance, anticipé par Michel Foucault. Il rapprochait l’esprit de la prévention sanitaire de celui de la prévention guerrière. « Faire la guerre aux pays avant qu’il ne vous aient fait la guerre, c’est le même esprit que celui qui consiste à dépister la maladie mentale avant qu’elle ne se soit manifestée. Société où le mot d’ordre est : surveiller et prévenir[11] ». La stratégie actuelle de prévention en santé mentale consacre ce diagnostic. Elle incarne en elle-même la thèse de Foucault sur le passage du pouvoir de punir au pouvoir disciplinaire, qui vise à normaliser les comportements par l’intégration du panoptisme[12]. Elle rassure en donnant l’illusion du pouvoir de la norme pour prévenir la folie.
En regard de cette illusion, soutenons qu’il n’est d’autre prévention sérieuse que celle qui en passe par la vertu d’un dialogue susceptible d’engager le sujet vers la conquête de sa responsabilité. Autrement dit, si prévention en santé mentale il y a, elle ne peut se faire sans le pari du bon usage de la parole dans la clinique.
[1] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne : III, 6 » , enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, mercredi 14 janvier 2004, inédit.
[2] Miller J.-A., « Santé mentale et ordre public », Mental, n°3, 1997.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[7] Ibid.
[11] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne : III, 6 », op. cit.
[12] Cf. Foucault M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1993.
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