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Ça s’agite !



Anne Colombel-Plouzennec
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Qu’est-ce qui « agite » les corps et se trouve recouvert par les signifiants d’agitation, d’« instabilité psychomotrice »[1], puis d’hyperactivité et TDAH ? Maryse et Daniel Roy, dans leur article intitulé « Hyperactivité : ordre et désordres »[2] reviennent à Michel Foucault :

« À suivre [sa] thèse […], disent-ils, avec la nouvelle clinique qui se crée en même temps que l’asile, le signifiant “agitation” vient sceller le statut de l’aliéné en proie à des forces intérieures qui dérogent aux lois de l’agir, forces auxquelles l’aliéniste opposera traitement moral et intimidation coercitive. Dans les nouveaux asiles, le pavillon des agités sera à l’exact opposé géographique de celui des “travailleurs tranquilles”. […] Fondamentalement, dans ce lieu nouveau [qu’est l’asile], l’agitation se réfère à une mise en mouvement d’un corps, que ce soit le corps dans son unité ou des corps plus subtils, qui suivent le tracé des nerfs, s’infiltrent dans le cerveau, contaminent les pensées et les remuent ».


Freud, quant à lui, « prend à son compte l’énigme de la cause des symptômes hystériques, il accepte que cette cause soit disjointe de la causalité physiopathologique que met en place la jeune science médicale de son époque ». C’est même, selon lui, au lieu de cette disjonction que surgit le phénomène d’agitation : « lorsque le sujet se trouve séparé de sa cause : elle fait alors retour par effraction sur la scène du corps »[3].


Qu’est-ce que cela signifie ?


Je vous propose un abord de cela via la question du corps vivant.

Lacan avance, en effet, que le corps vivant de l’animal humain est marqué par du signifiant, et même, que la vie tient à la prise de ce corps vivant dans le langage.

D’une part, plongé dans un bain de langage avant même notre arrivée au monde, notre corps vivant est marqué par « quelque chose qui reste indécis, entre le phonème, le mot, la phrase, voire toute la pensée »[4] : du signifiant marque le corps et, à partir de cette marque se déploie l’inconscient. Ce signifiant-là, inaccessible, c’est ce qui itère, et amène Lacan à souligner « qu’on ne dit jamais qu’une seule et même chose[5] » : quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, au cœur de nos fictions se situe toujours l’Un, le dire.

D’autre part, de cet impact du signifiant advient une jouissance, la jouissance singulière de ce corps-là, marqué par cette matière signifiante-là. Le corps en question est alors un corps dérangé, tourmenté, un corps jouissant. Ce senti-là – qui n’est pas senti-ment, mais ce que nous avons de plus intimement singulier –, cette jouissance-là donne lieu à différentes versions, modalités de la jouissance dans la vie de chacun, mais revient toujours à la même place dans les différents symptômes dont nous nous plaignons.


Ainsi « notre corps nous est […] décerné par le langage »[6], et c’est encore le langage qui en « gouverne l’usage en réglant la valeur symbolique de sa présence au monde – “ce que je vaux” – ainsi que l’éclat, plus ou moins brillant, de son image »[7].

Dès lors, selon le mode de nouage des mansions du dit que sont le réel, le symbolique et l’imaginaire :

- « la jouissance [aura] déserté [le corps] pour se localiser, se condenser, dans ce que Freud désigne comme “les objets pulsionnels”, et dont Lacan fait la liste : objet oral, objet anal, regard, voix ». Nous sommes alors « agités quand quelque chose se met en travers dans les zones marginales où circulent ces objets pulsionnels, ou bien quand vacille notre image, ou quand nos valeurs sont contestées »[8] ;

- soit la jouissance n’est pas localisée et diffuse dans un corps dès lors envahi, lieu de sensations étranges et parfois insupportables. C’est l’agitation clinique.


« Ce que nous enseigne l’hyperactivité, c’est que certains enfants ne trouvent pas à loger leur être de vivant dans le système signifiant, nous disent Maryse et Daniel Roy, parce que celui-ci n’est pas troué par la place du manque ».

La jouissance du vivant ne parvient pas à en passer par les rets du signifiant pour faire advenir une version supportable. D’une part la jouissance peut être hors limite – « je suis à fond tout le temps », « rien ne m’arrête », « je fais ce que je veux », … , – d’autre part, le sujet se défend, tente d’en répondre en mettant en place des symptômes impliquant le corps.

Je terminerai par une vignette clinique en vous parlant de cette enfant qui bougeait tout le temps, pendant plusieurs années, insupportable à l’école, jusqu’à ce que l’institutrice lui pose simplement la question : pourquoi ?

C’est alors qu’elle put répondre que quand elle s’arrêtait, elle entendait des choses qui lui faisaient peur. Faut-il se scandaliser de ce qu’une institutrice n’ait pas questionné une enfant, ou féliciter celle-ci de l’avoir fait tandis que d’autres avant elle n’y avaient pas pensé ? Pas sûr.

Il est aussi possible de lire que la jouissance envahissait le corps de cette enfant tellement qu’elle ne pouvait pas ne pas bouger, et qu’à un moment (sous l’effet d’un transfert particulier), ce réel de la jouissance a pu prendre forme et mot dans un phénomène hallucinatoire, c’est-à-dire non seulement un phénomène dont le sujet peut témoigner après-coup, mais surtout quelque chose qui se constitue au moment où l’enfant trouve des signifiants pour épingler ladite jouissance et permettre que se mette en place un phénomène plus localisé (une voix qui lui dit des choses qui lui font peur).

Pour cela, il faut le transfert. Pour cela, il faut un autre à qui parler, adresser sa question et recevoir une réponse.

Gageons que l’engagement de Sébastien Ponnou[9] porte déjà des fruits et que ceux-ci pourront bientôt trouver place dans le domaine du soin, pour longtemps.

[1] Terme introduit en 1885 par le docteur Bourneville. [2] Roy M. et D., « Hyperactivité : ordre et désordres », La Cause freudienne, n°58, 2004, p. 28 à 36. [3] Ibidem. [4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre » (1976-1977), inédit, leçon du 15 mars 1977. [5] Lacan J., Le Séminaire, livre xxiv, « L’insu-que-sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », Ornicar ?, n°14, 1978, leçon du 11 janvier 1977, p.7 [6] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Le Seuil, coll. « Champ freudien », 2001, p. 409. [7] Roy M. et D., « Hyperactivité : ordre et désordres », La Cause freudienne, n°58, 2004, , p. 28 à 36. [8] Ibidem. [9] Conseil de l’Enfance et de l’adolescence, Rapport « Quand les enfants vont mal, comment les aider ? », disponible en ligne.

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