Dans le discours ambiant, la haine court. Or « c’est la fonction de la civilisation, via le groupe social, de s’employer à ce que les idéaux l’emportent sur la jouissance propre à chacun, à ce que la dimension de l’amour domine celle de la haine »[1], nous rappelle Monique Amirault.
Que s’est-il donc passé ?
Le « corps social » est, de tout temps, composé de groupes constitués en fonction d’une façon de vivre, un mode de vie : pour le dire avec Lacan, un mode de jouir spécifique[2]. Dès lors, le groupe tire son homogénéité, d’une part, de l’« exclusion de ceux dont le mode de jouir diffère de la norme qui y domine »[3], et, d’autre part, de son rapport à un trait identificatoire, d’idéal.
En termes d’idéal, les notions, soutenues par les Lumières, de « liberté, égalité, fraternité », qui ont été réunies au moment de la Révolution et se sont imposées sous la troisième République[4], forment la devise de la République française, chacun de ses éléments étant situé sur un principe de complémentarité par rapport aux autres.
Liberté – Égalité – Fraternité
C’est ce point de rapport à l’idéal qu’il convient de questionner aujourd’hui. Qu’en est-il au temps d’après le Père, au temps de l’individualisation et de son corollaire : la fragmentation du lien social ?
Dans un monde où les figures d’autorité ne sont plus porteuses de la « fonction symbolique pacifiante »[5], sous le coup des avancées du discours de la science, nous sommes en effet tous devenus égaux : les parlêtres se veulent tous-pareils (non moins que tous différents) et revendiquent leur droit à la jouissance.
Dans ce monde-là, nous pourrions penser que la liberté (individuelle) surmonte l’égalité.
Liberté
Égalité
Nadia Antonin[6], docteur en sciences économiques considère plutôt qu’une torsion est survenue dans le principe-même de l’égalité. Elle reprend ce concept parmi « les plus essentiels des droits et libertés fondamentaux de la personne humaine » – comme en témoigne l’article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789[7]. Ce faisant, elle situe un moment historique de bascule : tandis que sous l’Ancien Régime, les sujets sont répartis entre trois ordres dont les fonctions sont hiérarchisées en dignités, la Révolution, l’abolition des privilèges[8] et l’instauration d’un nouvel état de droit fondé sur la Déclaration universelle des droits de l’Homme et du Citoyen ont permis l’établissement de règles juridiques valant pour tous. Dès lors, « le système de valeurs se transforme, le travail est valorisé ainsi que le bien-être et la recherche d’un statut social […]. Les individus se pensent égaux les uns aux autres et n’acceptent plus les privilèges »[9]. Elle se réfère alors à Tocqueville (1805-1859) et à son essai sur les fondements de la démocratie[10], dans lequel il situe l’aspiration à l’égalité comme un des facteurs majeurs de changement social. « Le prestige qui s’attachait aux choses anciennes ayant disparu, souligne-t-il, la naissance, l’état, la profession ne distinguent plus les hommes ou les distinguent à peine ; il ne reste guère plus que l’argent qui crée des différences très visibles entre eux »[11]. Voilà comment survient une société fondée sur le pouvoir de l'argent et l'intérêt personnel[12].
Dit autrement, le monde tendant à devenir un système continu du point de vue de la jouissance, que plus rien ne discrétise, reste l’axe imaginaire de la rivalité.
« Ce qui compte le plus pour les citoyens français, reprend N. Antonin, c’est l’égalité. Ils portent cela dans leurs gènes historiques. Dès lors, la lutte contre les inégalités a conduit les gouvernements successifs à instaurer un régime social qui se veut le plus égalitaire de tous. Cette exigence d’égalité a conduit à l’égalitarisme que Tocqueville avait déjà dénoncé comme une des causes possibles d’une dégénérescence des démocraties ». C’est en effet, selon le mathématicien Laurent Schwartz, un « développement systématiquement excessif de la lutte contre les inégalités qui définit l’égalitarisme »[13]. La lutte contre les inégalités, « si elle est considérée comme un but presque unique de toute politique sociale », devient en effet « néfaste de la même manière que la démagogie est un développement néfaste de la démocratie »[14], selon le principe platonien d’alternance des modes de gouvernement successifs par dégradation[15].
Égalitarisme
Égalité
Jacques-Alain Miller précise cette question en mettant l’accent sur l’effet d’exclusion :
« On voit bien que quand on parle soi-disant au nom de l’universel [pour tous / pour tous les x], on hait ces petites enclaves [ceux qui ne sont pas dans l’ensemble des x] […] C’est que, au fond, ça fait une déchirure dans le tissu social dont, en effet, on rêve » – l’égalité supposée résulter de la simple abolition des privilèges –, soit « une tunique sans couture, qui enveloppe le corps social ».
Il précise que « ça fonctionne selon la logique des propositions : si on croit pouvoir définir l’ensemble des hommes de gauche [par exemple] avec une fonction propositionnelle du type HG(x) et si on dit : “pour tout x” [donc : pour tout homme de gauche], […] eh bien, […] l’effet d’exclusion est automatique. L’effet d’anathème s’ensuit de cette logique-là. […] Évidemment, ce fonctionnement propositionnel, […], c’est un égalitarisme propositionnel. Ça consiste à mettre un signifiant-maître sur le sujet, sans hésiter à forclore [annuler] le dire ». Et de conclure : « cet égalitarisme, après tout, […] c’est l’exemple même de la “canaillerie” moderne »[16], dans laquelle, sous l’impulsion du discours de la science, « s’étend[ent] le règne du nombre, le règne du signifiant-maître »[17].
Est-ce que ceci constitue une limite aux développements actuels à grande vitesse de par le monde des mouvements libertariens ? La philosophie libertarienne, ou libertarianisme – dont un des agents les plus connus est aujourd’hui Elon Musk – étant ce courant de pensée politico-économique qui défend la liberté individuelle, le libre marché et la limitation du pouvoir de l'État, on pourrait considérer que l’égalitarisme français s’y accorde mal[18], les valeurs héritées de partage (inscrites dans la loi, par exemple en ce qui concerne les successions) et d’égalité prévalant sur la jouissance individuelle.
Égalitarisme versus Libertarianisme
Nous pourrions le croire. Mais si l’on considère, avec Lacan, la concomitance du développement du discours de la science et la « montée au zénith social de […] l’objet a »[19], on constate rapidement que ce qui prévaut dans l’égalitarisme contemporain, c’est finalement le droit à la jouissance, une jouissance dont les versions varient selon le temps et les discours à l’œuvre, mais devant laquelle nous nous voulons tous égaux : droit à jouir !, un droit qui se réalisera distinctement selon les capacités, talents, opportunités de chacun, mais qui est surtout devenu opposable (à l’autre).
À ce titre, l’alliance contemporaine de la science et du capitalisme dessine un monde où l’égalitarisme et libertarisme vont main dans la main, le premier ouvrant même la voie au second.
Égalitarisme & Libertarisme
Comment naviguer dans cette configuration ?
Premier point : l’abord de Freud et de Lacan permet d’avoir une lecture de ces mouvements. Une lecture, c’est-à-dire un savoir.
Et, deuxième point, la psychanalyse, par le pouvoir de production de ce savoir qu’elle comporte, « démassifie »[20]. À rebours de toute sociologie, la question devient alors celle de la part prise par chaque Un dans le malaise de la civilisation dans laquelle il évolue, et la responsabilité qu’il engage dans ce qu’il considère et met en œuvre.
C’est ici précisément qu’intervient le psychologue freudien.
[1] Amirault M., « Retour sur l’agressivité en psychanalyse », Ornicar? Digital, 2017.
[2] Cf. Lebovits-Quenehen A., Actualité de la haine. Une perspective psychanalytique, Paris, Navarin, 2020, p. 9.
[3] Lebovits-Quenehen A., op. cit., p. 10.
[4] L’Élysée, article « Liberté, égalité, fraternité », disponible sur internet.
[5] Lebovits-Quenehen A., Actualité de la haine. Une perspective psychanalytique, Paris, Navarin, 2020, p. 41.
[6] Nadia Antonin est docteur en sciences économiques, et sciences de gestion et du management.
[7] « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ».
[8] Nuit du 4 août 1789 : séance de l'Assemblée nationale constituante au cours de laquelle fut votée la suppression des privilèges féodaux.
[9] Antonin N., « La France de l’égalitarisme », Site de l’Association des Docteurs ès sciences économiques, ès sciences de gestion et du management, disponible sur internet.
[10] Tocqueville A., « De la démocratie en Amérique ».
[11] Ibid.
[12] Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Un effort de poésie », Cours du 11/06/2003, disponible sur internet.
[13] Schwartz L., « l’enseignement malade de l’égalitarisme ».
[14] Ibid.
[15] Platon, La République.
[16] Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Un effort de poésie », Cours du 04/12/2002, disponible sur internet.
[17] Ibid.
[18] Cf. Piquet S., « Hostile au rôle de l'État, le libertarianisme a-t-il un avenir dans une France jacobine et égalitariste ? », Marianne, 26/09/2024, disponible sur internet.
[19] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 414.
[20] Miller J.-A., La théorie de Turin sur le sujet de l’École, Paris, Presses Psychanalytiques de Paris, 2024, p. 11.
Cité par Lebovits-Quenehen A., Séminaire « Dis-moi qui tu hais », partie 1, disponible sur internet.
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