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Corinne Perrot

Cette vie vaut-elle d’être vécue ?






« La mort est du domaine de la foi (…)

Si vous n’y croyez pas, est-ce que vous

pourriez supporter la vie que vous avez ? »[1]

 

Travaillant en Ehpad et m’interrogeant sur ce que pourrait bien vouloir dire l’expression « Fin de vie » si souvent utilisée en gériatrie, je me suis inscrite en cartel avec d’autres collègues travaillant comme moi, en Ehpad ou en soins palliatifs.

Nous nous sommes interrogées pendant deux ans, à partir de la lecture du texte « Biologie lacanienne et événements de corps »[2] de Jacques-Alain Miller, sur la vie, la mort, et notre clinique auprès des sujets qui sont « au bord » de mourir.

Nous nous sommes aperçues que cette expression « Fin de vie » n’avait aucun sens, puisqu’il est impossible de savoir quand un malade va mourir. Il m’est arrivé plusieurs fois de rencontrer des malades en Unité de Soins de Longue Durée, que le corps médical tenait pour perdus, qui ont vécu plusieurs années, et même dont l’état de santé s’est amélioré contre toute attente, sans aucun traitement, leur désir de vivre semblant l’avoir emporté sur leur état physique ou physiologique.

Par ailleurs, combien de fois des enfants de résidents en Ehpad m’ont-ils dit que « cette vie », sous-entendu l’état dans lequel se trouvait leur parent, « ne vaut pas la peine d’être vécue ». Pour eux, s’identifiant à leur parent, il eût mieux valu qu’il soit mort plutôt que de vivre cette vie-là. Que veut dire alors que la vie vaudrait ou pas d’être vécue ?

Au fil de nos discussions, nous sommes arrivées à la conclusion que tous ces résidents qui ne semblent plus vraiment en vie, qui passent leurs journées allongés ou assis dans un fauteuil roulant, les yeux fermés ou le regard vide, et dont on ne fait que prendre soin du corps, continuent néanmoins d’accepter d’être alimentés. En effet, un sujet a toujours le choix d’ouvrir ou pas la bouche lorsqu’on lui propose une cuillérée de nourriture. D’ailleurs, certains refusent. Dans les Ehpad, nous prenons cela au sérieux et l’interprétons comme un choix à respecter.

Est-ce pour autant un choix conscient ? Peut-on en savoir quelque chose ? Ces résidents sont-ils des sujets qui savent ce qu’ils veulent ? Néanmoins, il s’agit là de faire un choix. En effet, il y a une dizaine d’années, j’ai vu à plusieurs reprises des interventions visant à poser une sonde gastrique à des personnes qui refusaient de s’alimenter, pour qu’ils puissent continuer de vivre.

Un projet de loi sur la fin de vie doit être présenté au parlement dans les mois qui viennent. Voici l’article premier :

« Art. L. 1110‑5‑4. – L’aide active à mourir telle que définie dans le présent article signifie la prescription à une personne par un médecin, à la demande expresse de celle‑ci, d’un produit létal et l’assistance à l’administration de ce produit par un médecin, dans un établissement de santé public ou privé, à domicile accompagné d’une équipe de soignants spécialisés, ou dans un établissement d’une association agréée par la loi ».

« Toute personne majeure et capable, telle que définie par les articles 1145 et 1150 du code civil, en phase avancée ou terminale, même en l’absence de diagnostic de décès à brève échéance, qui se trouve dans une situation d’affection accidentelle ou pathologique avérée, grave, incurable et/ou à tendance invalidante et incurable, lui infligeant une souffrance physique ou psychique qu’elle juge insupportable ou la plaçant dans un état de forte dépendance qu’elle estime incompatible avec sa dignité, peut demander à bénéficier, dans les conditions prévues au présent article et aux suivants, d’une aide active à mourir. »

L’article 7 de ce projet, stipule qu’en l’absence de directives anticipées pour une personne « hors d’état d’exprimer sa volonté de manière libre et éclairée (…) et en l’absence de désignation d’une personne de confiance (…), le témoignage de la famille est demandé par le médecin ».

Mettons un instant en tension la possibilité que ce projet obtienne un vote favorable au Parlement, avec l’angoisse et la culpabilité vécue et exprimée par ces familles qui, devant un parent qu’ils ne reconnaissent plus, qui ne parle plus, et dont la vie s’éternise parfois plusieurs années, ont hâte « que cela finisse ».

Si l’aide active à mourir est autorisée, comme le prévoit ce projet de loi, les soignants craignent que l’angoisse des familles devant l’état de leur proche, l’emporte sur l’éthique qui consiste à respecter l’insondable choix du parlêtre. En effet, bien souvent dans nos institutions, les demandes des familles, parfois pressantes, orientent des réponses qui ne respectent pas ce choix. Par ailleurs, souvent, ce sont ces familles qui sont amenées à remplir les directives anticipées aux lieu et place de leur proche qui en est devenu incapable. Pourrait-on imaginer que, devant l’angoisse provoquée par l’état de leur proche, ces familles demandent que tout s’arrête, parce que « cette vie ne vaut pas d’être vécue, ce n’est pas une vie » ?

Mais qu’est-ce qu’une vie ? Qui sait ce qu’est la vie ? J.-A. Miller, dans « Biologie lacanienne » écrit [3]:

« Lacan en est venu à formuler, en 1972, dans Encore, ce qui pourrait passer pour le concept analytique de la vie et qui semble définir la vie par la jouissance : “Nous ne savons pas ce que c’est que d’être vivant sinon seulement ceci qu’un corps, cela se jouit”. Est-ce là une définition de la vie ? C’est plutôt le contraire. Nous ne savons pas ce qu’est la vie. Nous savons seulement qu’il n’y a pas de jouissance sans la vie. Et pourquoi ne pas formuler ce principe sous cette forme que la vie est la condition de la jouissance ? Mais ce n’est pas tout. Il s’agit précisément de la vie sous la forme du corps. La jouissance elle-même est impensable sans le corps vivant, le corps vivant qui est la condition de la jouissance. »

Alors, quelle est la façon dont le corps de ces résidents se jouit ? Nous n’en saurons sans doute jamais rien, mais nous choisissons de leur laisser le choix d’ouvrir la bouche ou pas, même si eux-mêmes ne savent pas ce qu’ils veulent.


* Corinne Perrot est membre du CERPAS (Centre Études et de Recherches Psychanalytiques sur l’Age et le Sujet).

[1] Jacques Lacan « Conférence de Louvain »Texte établi par Jacques-Alain MillerLa Cause du Désir 2017/2 (N° 96), pages 7 à 30.

[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Biologie Lacanienne », enseignement prononcé dans le

cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçons des 12, 19 et 26 mai, 2, 9 et 16 juin 1999.

[3] Ibid.


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