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Déjouer le malaise: Maintenir une clinique partagée du détail dans l’anodin du quotidien

Dernière mise à jour : 2 mai





Depuis 30 ans, j’exerce comme psychologue clinicienne auprès d’enfants de l’ASE, dans un gros établissement dont l’acronyme a conservé ses lettres,  mais un glissement s’est opéré : Soin remplacé par Soutien, et Adaptation par Accompagnement. Que sont devenues ses lettres de noblesse ? La dépathologisation est bien dans l’air du temps ! Elle va de pair avec la réduction du soin et la diminution des quotités de temps du psychologue ! Changement de régime : vite et light ! Ce nouvel air est entré dans la danse avec ce nouveau régime. Ils sont venus toucher de plein fouet le désir des professionnels. Sans désespoir ni pessimisme mais avec la détermination qui confère la « joie […] dans ce qui fait notre travail », l’institution doit rester un lieu d’asile, de refuge permettant  une rencontre avec des professionnels – pas sans la parole.

Ces enfants âgés de 18 mois à 6 ans – pour qui le rapport au monde avec l’Autre a été mis à mal très tôt – manifestent des symptômes. Ils sont l’expression inconsciente de la souffrance du sujet avec son corps parlant, pris dans son histoire. Chacun d’eux est confronté à un réel insupportable que nous tentons de border avec les moyens du bord ! Une pédopsychiatre me disait il y a plus de 15 ans : les internats de l’ASE,  meilleur marché,  se sont substitués à la pédopsychiatrie !

Sur le terrain : je circule dans les groupes, je reçois les enfants, en individuel ou en atelier, et des parents. C’est la place que je me suis forgée ! Sans le secours des CMP, CMPP, CAMSP, il a bien  fallu trouver une petite solution pour pallier à leurs listes d’attente ne datant pas d’hier.

L’imprévisible et l’insupportable sont au rendez-vous ! Ces enfants sont envahis par des angoisses massives en lien avec ce noyau traumatique, qui resurgit dans le réel sous la forme de cauchemars, d’insomnies, de balancements, de phobies, de repli sur soi, d’agressivité, de passages à l’acte, et d’hallucinations.

Il y a donc nécessité de maintenir des lieux où circule la parole des professionnels, à plusieurs, autour de la clinique. Celle-ci est au fondement de notre pratique afin d’élaborer au mieux le dit Projet Personnalisé pour l’Enfant.  J’anime les réunions cliniques ; sur ce point, nous sommes aussi sur le qui-vive car c’est la chasse aux heures des équipes éducatives et à la rentabilité. Le blabla n’est pas rentable, m’a-t-on renvoyé! Méconnaissance de l’être humain ! Ce blabla est un préalable à bien des initiatives et des changements dans la vie d’un sujet. Il faut résister : pas de PPE sans blabla !

Une éducatrice travaille seule sur un groupe avec sept ou huit enfants. Notre travail est orienté par une clinique du réel qui consiste à tenter de repérer le malêtre de l’enfant  qui se répète, le submerge,  qui parfois nous échappe, et à construire avec lui  des réponses visant à l’apaiser. C’est à partir de cette clinique partagée du détail centrée sur l’anodin du quotidien,  que nous construisons avec l’enfant, et que parfois un petit décalage opère. Nous veillons à la façon dont l’enfant vit avec son corps, à la manière dont les objets de la pulsion sont sollicités sur le plan oral, anal, scopique, et vocal. Et ce, lors du repas, de la toilette, de l’endormissement, des temps de jeux, etc. Nous sommes attentifs, si l’enfant se reconnait face à un miroir, à son rapport au langage, à sa lalangue, à ses objets de prédilection et à leurs usages, à sa relation aux autres, au surgissement des colères, de l’agressivité, etc.

Nous ne savons jamais à l’avance vers où nous allons avec l’enfant. Nous veillons à lui servir de point d’appui. Et chemin faisant, nous nous laissons surprendre par les progrès qu’ils réalisent sans protocole établi.

Comme le dit François Ansermet, « L’enjeu avec le très jeune enfant est toujours l’émergence du sujet, à saisir aussi comme défense par rapport au réel. […] On hérite de partitions qui sont déjà écrites : la question est de savoir comment chacun va interpréter les partitions […]. A nous de faciliter son travail subjectif, […] recevoir les surprises de ce qu’il construit, parfois bien au-delà des dimensions traumatiques de son héritage ».



[1] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 369.

[2] Néologisme de Lacan écrit en un seul mot qualifie le plus singulier de la langue de chacun.

[3] Ansermet F., « L’enfant du siècle et ses psychanalystes », conversation animée par Martin Quenehen et Daniel Roy avec Caroline Eliacheff, François Ansermet et Alexandre Stevens, in Interpréter l’enfant, Paris, Navarin, 2015, p. 29.





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