Danièle Linhart est autrice de nombreux ouvrages dans lesquels elle explore les transformations du management et ses invariants[1]. Dans son dernier livre[2], elle revient sur le socle commun des façons de manager, le taylorisme et leur objectif identique : maintenir un lien toujours plus subordonné entre le salarié et son travail pour l’en déposséder. Nous avons souhaité la rencontrer pour la rigueur de son analyse, sa vivacité d’esprit, sa liberté de ton, mais aussi parce que certains éléments de ses recherches ne sont pas sans résonner avec ce qui se passe actuellement pour les psychologues.
Lisiane Girard : Vous évoquez le changement permanent qui aboutit à une obsolescence programmée de l’expérience, des savoirs et des connaissances.
Concernant les psychologues freudiens, il est souvent mis en avant que la psychanalyse est dépassée et que seules les techniques répondant à l’evidence based medecine sur une base neurobiologique, aux dépens de la parole et du langage, sont valables. Existe-t-il, selon vous, un lien authentique entre le management dans sa volonté de déprofessionnalisation et les neurosciences ?
Danièle Linhart : Les neurosciences mettent en question la démarche propre de la psychanalyse puisqu’elles considèrent comprendre le fonctionnement du cerveau et donc comprendre les motivations, les désirs, les problématiques des individus.
Le fait de miser sur la neurobiologie, c’est dire : ce n’est plus l’affaire de l’individu, ce n’est plus l’affaire de celui qui l’écoute, c’est l’affaire de l’expert en biologie qui va s’arroger la légitimité d’interroger et de comprendre la personne. Il y a une objectivation évidente de la personne.
La question que vous posez ne me semble pas tellement liée avec l’idée du changement permanent mais beaucoup plus avec l’organisation du travail pensée par d’autres. Le principe de l’organisation taylorienne du travail[3], c’est que si les salariés sont experts de leur travail et maîtrisent le déroulement de l’activité, ils seront en mesure d’avoir un pouvoir. C’est ça, la pensée de Taylor : le savoir, c’est du pouvoir. Le taylorisme consiste à déposséder les ouvriers de leur savoir et à leur imposer une pensée organisatrice extérieure qui va diriger leur travail.
La substitution de la démarche neurobiologique à la démarche psychologique ou psychanalytique, c’est substituer des normes, des critères, des codifications, des nomenclatures de pensées, des codes techniques scientifiques à une démarche que peuvent développer et s’approprier les personnes concernées. C’est substituer une pensée « technologisée », organisée par d’autres.
Dominique-Paul Rousseau : C’est ça. Dans la loi qui protège le titre de psychologue, nous sommes responsables de nos méthodes de travail, de ce qui nous oriente dans notre travail. Or par tout un ensemble de dispositifs, le gouvernement nous retire cette possibilité de choisir nous-mêmes nos outils. Du coup, préserver notre responsabilité professionnelle alors que l’on nous retire le choix de nos outils devient une gageure[4] !
DL : On retrouve exactement ce que vous décrivez dans les situations de travail de tous les salariés du privé ou du public et qui sont dans la production de biens et de services : on leur dit de plus en plus – en présentant ça comme un progrès – qu’ils sont pris en considération, qu’ils sont responsables de la qualité et de la productivité de leur travail, que ça dépend de leur réactivité, de leur résilience, de leur capacité à comprendre ce qu’on attend d’eux. Mais en même temps on leur demande d’exercer leurs responsabilités dans un contexte de travail où ils n’ont la main ni sur le choix de leurs missions, ni sur celui des moyens mis à leur disposition pour réaliser ces missions. Donc il y a une contradiction phénoménale : certains de mes collègues parlent d’organisation paradoxante parce que vous ne pouvez pas être responsable quand vous n’avez pas le droit d’influer sur vos moyens, vos outils, l’organisation de votre travail, les relations avec vos collègues. Il y a quelque chose qui est difficile, voire impossible à gérer qui peut conduire les salariés à des dépressions, à des conflits de valeurs, au sentiment de mal être.
DPR : Avec le dispositif MonPsy, on oriente les patients vers des psychologues conventionnés devenus des exécutants paramédicaux remboursés par la Sécurité Sociale et qui, contractuellement, reçoivent le patient huit séances par an. Une très large majorité de la profession s’oppose à ce dispositif pour des raisons éthiques, épistémiques, pratiques.
DL : Cela me fait penser à cette emprise sur les travailleurs mais aussi sur les consommateurs : on utilise les neurosciences pour faire acheter à des gens avant qu’ils aient pris conscience de leur désir d’acheter. Il y a cette ambition de pouvoir manipuler non pas les patients, mais les clients de manière à leur faire acheter ce qu’on veut qu’ils achètent, de la même manière qu’on manipule les salariés pour produire une certaine qualité. Dans nombre d’entreprises qui produisent des biens, il y a « la chasse au gaspi » : veiller à ce que les salariés ne travaillent pas… trop bien ! « La chasse au gaspi », c’est faire en sorte que les travailleurs ne cherchent pas à se faire plaisir en faisant du beau travail en appliquant bien les règles du métier en faisant de la vraie qualité, parce que ce qu’on leur demande, c’est de produire une qualité que le consommateur acceptera de payer : et ce n’est pas la peine d’en faire plus, même si vous pouvez faire mieux.
LG : Je voudrais revenir sur la question du changement. En institutions, il nous est sans cesse demandé à travers les appels à projets via l’ARS quelles sont nos pratiques innovantes.
DL : Le changement permanent vise à déstabiliser les salariés pour qu’ils se sentent mal à l’aise. On leur fait perdre tous les points de repères qui leur permettent d’avoir une certaine stabilité, une certaine capacité de maîtrise cognitivede leur environnement de travail et du contenu de leur travail. Ce que cherche à obtenir en règle générale le management, ce sont des salariés qui ne soient pas trop sûrs d’eux : il vaut mieux avoir des individus (et pas des collectifs de salariés) en situation de fragilité, de précarité subjective. Il faut mettre les salariés dans une sorte d’insécurité relative qui fait qu’ils vont être dépendants justement des consignes, des normes : ils vont se rattraper à ça comme à des bouées de sauvetage, parce que quand tout change, on a besoin de se rabattre sur des choses qui ont l’air sûres qui sont les consignes, les normes données par la hiérarchie.
DPR : Justement, le leitmotiv depuis vingt ans, c’est : « la France est un pays en retard » par rapport aux techniques médicales modernes, à la neuroimagerie, aux avancées du cognitivo-comportementalisme aux États-Unis et au Québec. Compte-tenu du manque de moyens de la psychiatrie publique et de la réponse qui y est apportée, on se demande si on ne serait pas aujourd’hui face à un État-manager et non plus à un État qui déploie une véritable politique de santé publique. Comment riposter, selon vous ?
DL : C’est une vraie question, à laquelle je ne peux pas répondre, car je pense que la riposte ne peut venir que de vos rangs. Il faut vous mettre en situation d’avoir la légitimité pour faire un état des lieux de la psychologie ou de la psychanalyse, mais aussi de réunir le collectif : éviter les cassures, les stratégies individuelles. Montrer que c’est un problème de la profession, de la discipline, de la pensée, de la théorie et se réunir le plus possible tous ensemble pour identifier les attaques les plus dangereuses. Et publier des livres noirs. D’autres professions doivent être associées : des médecins qui pensent comme vous, des psychiatres, des professionnels qui interviennent autour de vous, pourquoi pas des patients. Bref : élargir aussi le champ avec d’autres disciplines qui peuvent attester du mal général qui se manifeste. Et essayer de faire des bilans très précis de tous les derniers changements, et des effets qu’ils ont au niveau de la santé.
LG : Parler de la subordination des salariés pose la question de pouvoir réfléchir et débattre sur le travail, son sens, sa finalité et ses moyens. Nous débattons, de fait, mais seulement avec ceux qui y consentent. Or, ceux qui nous gouvernent n’ont pas pris le temps jusqu’ici d’engager leur responsabilité dans de véritables discussions. Le gouvernement met en place des dispositifs sans concertation avec la profession, du côté de l’opérativité : il impose et voit ensuite si ça marche.
DL : Tout ce qui est nouveau – les neurosciences sont relativement nouvelles – c’est nécessairement mieux et disqualifie le passé : ça a à voir avec le changement permanent. Si on peut le faire, on va le faire : si on peut remplacer des hommes par des robots, on le fait et ça, c’est une pensée technocratique, abstraite qui ne voit que de manière quantitative, qui ne voit que des outils et qui ne voit ni le fond ni le contenu ni les questionnements éthiques et moraux. Il y a quelque chose de vraiment suicidaire dans cette dimension. Si on remplace l’homme par des outils, des machines, alors effectivement l’homme va disparaître. C’est cette dimension abstraite, technocratique qui empêche de débattre des vrais enjeux, des vraies questions.
LG : Ça renvoie à ce que vous disiez dans le livre, L’insupportable subordination des salariés, c’est-à-dire la dépolitisation du travail[5].
DL : On présente les choses comme des outils neutres qu’on peut faire évoluer. Mais ce n’est pas le cas du tout.
DPR : Nous disons ceci : tout cela procède d’un discours. Les gens qui promeuvent la neuroimagerie et veulent imposer l’approche neurobiologique ont des intérêts à le faire.
DL : Bien sûr.
DPR : Et tout cela est présenté de manière objective et scientifique.
DL : On pourrait faire un parallèle entre la subordination qui existe dans le monde du travail, et cette orientation qui subordonne l’être humain à des outils, car l’imagerie ce n’est plus une réflexion sur soi, sur ses problèmes. On est agi par des déterminismes identifiés par l’IRM et par des diagnostics que fait quelqu’un qui ne vous connaît pas a priori. Tout cela va à l’encontre des droits des citoyens. Être subordonné dans l’entreprise, ce n’est pas être respectueux de la citoyenneté. Être pris en charge par des outils, des appareils, par des robots, pour savoir ce qu’il en est de vos émotions, de vos souffrances psychiques et de votre mal être, c’est la même chose : c’est ne pas vous rendre acteur, vous aussi, du diagnostic et de la manière dont il faut assurer la prise en charge de vos problématiques. Il faut se faire aider, mais pas par des robots, pas par des appareils, pas par des outils, mais par une discipline, une science. La psychologie, c’est bien une science ?
LG : Oui, qui relève des sciences humaines !
DL : Elles ont leur légitimité, elles ont fait leur preuve. Les disqualifier au profit de l’imagerie, de robots, c’est la même chose que d’interdire à un salarié de réfléchir sur son travail !
DPR : Ce que nous recherchons, ce sont des alliés qui considèrent que le sujet humain n’est pas compréhensible de manière exhaustive, que tout ne peut pas être objectivé, rationalisé d’un être humain. Il y a un élément qui demeure, sinon hors rationalité, du moins hors cette rationalité-là. Le scandale freudien est d’avoir fait apparaître une autre raison, une autre logique que la raison sur laquelle avait misé la philosophie, et ce n’est pas un hasard s’il s’est produit au moment où la science commençait à dominer le monde.
DL : Bien sûr ! L’humain échappe à toute possibilité de l’enfermer dans des catégories qui soient quantifiables. Cette volonté de tout mettre dans des cases, de tout quantifier, de tout codifier, normaliser rend la société malade.
[1] Notamment : LINHART D., La Comédie humaine du travail, de la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Toulouse, Erès, 2015. [2] LINHART D., L’insoutenable subordination des salariés, Toulouse, Erès, 2021. [3] Cf. https://www.psychologuesfreudiens.org/post/la-taylorisation-du-travail-des-psychologues-est-en-marche [4] Cf. l’arrêté du mois du mars 2021 relatif à la définition de l’expertise spécifique des psychologues. [5] LINHART D., L’insoutenable subordination des salariés, op. cit., p.30-32.
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