Michel Grollier est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP, professeur des universités en psychopathologie à l’université Renne 2, responsable de la mention PPCP (psychologie : psychopathologie clinique psychanalytique)
Anne Colombel-Plouzennec : Merci, Michel, d’avoir accepté de répondre à nos questions. Pour situer le contexte, peux-tu nous expliquer à quoi l’université est actuellement confrontée, et notamment dans quelle mesure elle est concernée par les processus normatifs et l’évaluation ? Est-ce que cela fait évoluer le rapport au savoir universitaire lui-même ? Est-il encore possible de manœuvrer avec cela ?
Michel Grollier : L’université, comme beaucoup d’institutions, est en évolution constante. Depuis quinze ans, à travers les divers gouvernements, s’est imposée l’idée d’une séparation de ce qui serait considéré comme recherche intensive, face à des ensembles « formation/recherche » plus généralistes. Il faut savoir que, depuis 2008, l’université n’est plus une dépendance du ministère, mais un ensemble d’établissements autonomes dans leur fonctionnement, leurs choix politiques et leurs offres de formation et de recherche. Le lien à la politique nationale se joue à travers le financement, qui se négocie dans des plans de financement à moyen terme. Or, les enseignants-chercheurs, qui se retrouvent à gérer ces gros ensembles (des sommes conséquentes, des personnels divers, des partenaires variés, etc.), n’ont pas toujours su manœuvrer. Après les déboires des premières années, il a fallu que l’État revienne parfois aux commandes de certains établissements de façon passagère pour redresser la barre. Mais il y a un effet politique que j’illustrerai avec ce qui fut la « CPU » (Conférence des Présidents d’Université), laquelle s’est finalement transformée en une « France Université », organisation de lobbying des présidents, en partie noyautée par les quelques grandes universités de recherche françaises dont la mise en place s’est faite ces dernières années (on peut citer Paris Sarclay, dont vient l’actuelle ministre, Aix Marseille-Université, Unice, Bordeaux, Strasbourg, …).
Ainsi, le monde universitaire se diversifie et même s’oppose, parfois, dans la diversité des projets portés par les équipes dirigeantes. Cet ensemble est évalué par des pairs à travers le Haut Comité d’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (HCERES). Celui-ci transmet des recommandations qui sont rendues publiques et dont le ministère tient compte dans ses accréditations. Ce ministère négocie donc les moyens, met en jeu des financements sur appels à projet visant à des évolutions des pratiques, et accrédite les formations. La recherche est toujours sous la dépendance d’un côté des grands organismes de recherche (CNRS, INSERM, INRIA, …), et de l’autre des universités qui décident, à partir des évaluations rendues par le HCERES, de la façon d’organiser leur recherche et les équipes (ce n’est plus le ministère qui les accrédite). Donc l’Université change et les universités encore plus. Ce n’est pas un mouvement d’uniformisation, au contraire tout devient très variable, mais au prix d’un surcroît de travail, car toutes les responsabilités du fonctionnement de l’institution reposent désormais sur les acteurs de terrain, sans contrepartie financière ni gain de reconnaissance, loin s’en faut : dès lors, comme dans tous ces bastions que sont la justice, l’hôpital, etc., ce sont la crédibilité et la notabilité des savoirs établis qui s’effritent.
Nous assistons donc à la montée en puissance d’un discours qui tente de s’appuyer sur le nouveau dieu des politiques de notre monde, le chiffre, qui donne l’illusion de maîtriser ce dont on parle avec ses possibilités de calcul. Évidemment, dans ce qu’on nomme les sciences humaines, cela provoque un ravage quand on sait qu’il n’y a rien de moins calculable que le désir, et que le ratage est le propre de l’homme, contrairement à la machine. Nous en voyons les effets en psychiatrie et en psychologie, où la culture clinique se perd en régressant dans des protocoles et méthodologies diverses.
Solenne Albert :
Que penses-tu de l'évolution de la place de l'enseignement de la psychanalyse dans les études de psychologie à l'université ? Que devient la psychanalyse à l’université ? Il me semble que l’enseignement de la psychanalyse est de plus en plus écarté des programmes d’enseignement. Comment analyses-tu ce mouvement d’effacement du nom de Freud et de l’inconscient à l’université ?
M. G. : La psychanalyse n’a pas vraiment sa place à l’université, l’a-t-elle d’ailleurs jamais eue ? Freud la tenait à l’écart ; même s’il n’a pas négligé pourtant d’y produire quelques discours, il a toujours rappelé sa propre place, décalée par rapport au cursus classique (il était seulement privat Docent). Ferenczi s’y est aussi essayé, mais Freud restait dans l’idée d’un écart irréductible. Lacan se rapprochait de cet avis, surtout après l’expérience douloureuse du parcours avec Lagache qui, lui, avait choisi l’université, cherchant à subvertir l’université par la psychanalyse et obtenant, il me semble, l’inverse (au prix de « lagacher » la psychanalyse, comme l’a dit Lacan). L’expérience de Vincennes fut un moment unique, qui permit une présence, à nouveau décalée, de la psychanalyse dans ce contexte expérimental. La réussite du département de psychanalyse tient à cette politique que nos collègues entretiennent avec dextérité et travail, mais toujours avec ce subtil décalage qui fait peser une menace sur leur position universitaire.
Ainsi, dans les départements de psychologie des psychanalystes se sont glissés/faufilés à travers le dispositif lagachien, et cela a nécessité un travail quotidien. Mais entre ceux qui, emportés par leur narcissisme, ont sabordé de l’intérieur les équipes dans certaines universités, et les opposants scientistes (pas si nombreux mais très actifs), beaucoup d’équipes ont perdu les collègues les plus engagés dans la transmission de l’orientation psychanalytique. De plus, nous formons des psychologues, chose très vague, qui peu à peu se transforme. Aujourd’hui, les dernières fiches RNCP (Registre national des compétences professionnelles) qui gèrent la structure des formations, et qui ont été réalisées par les universitaires eux-mêmes (pour la mention « Psychologie : psychopathologie clinique psychanalytique », par les enseignants des sept universités qui la proposent), à partir de ce qui se nomme consensus, viennent imposer des éléments d’enseignement au nom de ce métier pourtant non encore clairement défini, et sur la base de ce qui est censé spécifier le psychologue vis-à-vis des autres intervenants des différents champs… Ce n’est pas Freud le problème, c’est plutôt ce qu’est un psychologue pour notre société (et pour les psychologues eux-mêmes).
S. A. : Peux-tu nous expliquer dans quelle ornière sont tombés les psychologues depuis la transformation de leur diplôme de DESS (diplôme de 3ème cycle) en Master (diplôme de 2ème cycle) ? Dans la continuité de cette question, peux-tu nous expliquer les enjeux et l’intérêt pour les psychologues d’un doctorat d’exercice ?
M. G. : À l’issue du processus de Bologne (1998-2010), l’espace européen s’est harmonisé ; ce qui ne signifie pas qu’il se soit unifié. Une des conséquences en est la reconnaissance de trois cycles universitaires :
le premier est la licence (3 ans et 180 crédits),
le deuxième avec le master (2 ans et 120 crédits),
le troisième avec le doctorat (entre 3 et 4 ans).
Il faut savoir que le « titre » qui forme le pivot de la loi de 1985 fait référence à un diplôme de haut niveau, « professionnalisant »[1], ce qui, en termes juridiques, renvoie peu ou prou à un troisième cycle (ce qu’étaient les DESS), ce qui – pour les constructeurs du titre – se présentait comme une garantie. Dentistes, pharmaciens, vétérinaires, par exemple, se formaient aussi avec un DESS de troisième cycle. Mais ces derniers, devant les conséquences prévisibles du processus, ont négocié un nouveau diplôme à la place du DESS, soit un « doctorat d’exercice » (comme les médecins) mais court, en un an, un an et demi, cette sixième année leur garantissant un niveau au-delà du deuxième cycle. Même si, avec Bologne, l’allongement progressif de ce cycle semble inévitable, ils sont parvenus à conserver de ce fait une relative autonomie. Pendant ce temps, les universitaires en psychologie, attachés à leur DESS, ont basculé dans le master, sans réaliser que ce diplôme n’était qu’un rallongement de l’ancienne maîtrise et donc un diplôme de second cycle en deux ans. Ils en ont perçu les conséquences quand le texte européen est entré en application, la « sélection » ne pouvant se justifier qu’entre les cycles, elle se trouvait ramenée à la sortie de la licence. Le titre lui-même se voyait ainsi impacté par ce passage au niveau second cycle. Cette perte n’a pas été pensée par les psychologues. Pendant ce temps, les orthophonistes, puis les kinésithérapeutes, puis les infirmiers de pratiques avancées ont acquis le niveau master, comme les psychologues.
Devant ce constat, la CNU 16 (Commission Nationale des Universités de psychologie) a délégué un groupe de cinq membres représentant divers courants de la psychologie (j’en faisais partie) à réfléchir à la meilleure réponse à apporter. Nous sommes arrivés à un accord sur un doctorat d’exercice court (avec une sixième année très pratique et une soutenance à suivre) et la CNU a proposé aux organisations de psychologues de soumettre au ministère ce projet. Après des discussions avec quelques-unes (les plus importantes au moins) des multiples associations (plus de 170 recensées d’après le ministère) représentatives des psychologues, moment habituel de débats interminables, devant l’urgence des changements en cours (notamment au ministère de la Santé qui avait bien noté ce statut de niveau 7 proche des ingénieurs et technicien du supérieur), ce projet a été déposé auprès du ministère de l’enseignement supérieur qui l’a pris en compte, mais en demandant à l’époque d’attendre les élections. Le ministère de la santé se réservait de son côté l’opportunité de tenter de réguler l’accès aux fonctions dans le champ de la santé à partir de prérequis, ce qui avait un temps été le cas avec la liste des diplômes (DESS) autorisant l’accès aux concours des hôpitaux.
Ayant contribué à ce projet, je sais qu’il n’est pas la panacée. Les universitaires vont le digérer à leur façon, mais il apparaît important d’y impliquer fortement les professionnels, notamment à travers un stage long qui pourrait être rémunéré. Mais il est clair que le ministère entend y glisser aussi ses conditions, et, devant la puissance de certaines organisations, il faudra se montrer prudent. Cela reste à mon avis la meilleure perspective pour conserver aux psychologues un minimum d’autonomie.
Il faut aussi rappeler la position atypique de la France en Europe (et dans le monde), puisque nous sommes le seul pays dans lequel les psychologues acquièrent actuellement l’ensemble des compétences du titre et l’accès au titre de psychothérapeute avec seulement un niveau master de second cycle. Si le niveau master existe dans les autres pays, ce diplôme universitaire ne donne alors qu’une capacité technique d’évaluation (sans accès au titre de thérapeute) et un complément de formation (entre trois et quatre années) est demandé en Europe. Ce sont le plus souvent des formations payantes, comme le troisième cycle en psychothérapie de Belgique, les instituts de psychothérapie italiens, les formations des psychologues cliniciens et de la santé en Espagne, l’internat de psychologie clinique en Bulgarie, etc.
Alexandre Gouthière :
Malgré tout cela, le désir envers la psychanalyse semble vif chez les étudiants… Leur intérêt pour ses catégories et sa méthode clinique ne faiblit pas. Comment comprendre cela ? Qu'est-ce que la psychanalyse leur apporte fondamentalement dans leur formation ?
M. G. : Ce désir pour la psychanalyse, il est soit présent chez certains qui nous arrivent après un parcours professionnel, soit chez ceux qui ont croisé la psychanalyse dans leur vie. Les autres la rencontrent un peu dans nos enseignements de licence. C’est ce que nous vérifions avec la sélection au sortir de la licence. Mais, comme nos enseignements de master sont totalement orientés par la psychanalyse, il y a en effet la vérification par eux de ce que cela change dans l’abord de la clinique, et l’éclosion d’un intérêt qui forge le devenir d’un désir de psychanalyse. Nous faisons le pari de former des professionnels qui, une fois psychologues, pourront décider en connaissance de se former à la psychanalyse, voire comme psychanalystes. C’est-à-dire inscrire cette graine que le discours analytique instille pour un désir éclairé, pour une clinique orientée. Mais ce n’est pas gagné d’avance, je le dis d’autant plus que je sors des sélections de Master, et que c’est là que nous interrogeons ces petits signes d’intérêts pour cet autre discours qu’est la psychanalyse (à part pour ceux qui s’adressent à nous, parfois de loin, car ayant déjà décidé de leur orientation), petits signes qui pourront se transformer en décision à partir de la rencontre que nous leur proposons.
[1] Extrait du décret sur le titre de 1985 : « … une formation universitaire fondamentale et appliquée de haut niveau en psychologie préparant à la vie professionnelle… ».
Comments