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Interview de Sophie Lapointe et Hussam Sabouni



Sophie Lapointe et Hussam Sabouni-VB-ACP
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Être en villégiature dans la belle région de Montréal, m’a donné l’occasion d’entrer en contact avec deux collègues, psychologues et praticiens, et d’échanger avec eux sur leur travail lors d’une conférence que j’ai donnée dans le cadre des activités de la New Lacanian School-Québec.

Québec est le nom de ce pays de couleurs et d’eaux vives, terre d’accueil, d’où souffla vers l’Europe le vent de la politique de l’évaluation et de contrôle… Celle-ci fit l’objet de nombreuses analyses lors de la bataille contre l’amendement Accoyer. On se souvient notamment de la brochure Évaluation reprenant les entretiens avec Jean-Claude Milner lors de son cours des 3 et 10 décembre 2003 ou du livre Voulez-vous être évalué ?[1], publié chez Grasset en 2004, mais aussi du magazine Le nouvel Âne dont la parution presque quotidienne pendant un moment de luttes intenses scanda les étapes de la mise en mouvement du peuple des « psys », vent debout contre la volonté des nouveaux gestionnaires.

Sophie Lapointe et Hussam Sabouni, tous deux psychologues à Montréal, ont accepté de répondre à quelques questions. Qu’ils en soient remerciés.

Philippe Cousty : Au début des années 2000, nous avons vu déferler en France une vague venue du Québec : des pratiques de contrôle et d’évaluation soudain bénies par notre administration se sont répandues comme une traînée de poudre. Ce sont les mêmes qui aujourd’hui se déploient avec un projet appelé MonParcoursPsy : paramédicalisé, le psychologue inscrit dans ce cadre ne recevrait que des cas dits légers pour moins de dix séances, partiellement remboursées.

Hussam Sabouni : J’ai eu vent de ces nouvelles mesures qui envisagent de contrôler la pratique de la psychologie en France et cela m’a attristé.

P. C. : Qu’en est-il au Québec quant à la dépendance médicale des psychologues ? Existe-t-elle ?

H. S. : Au Québec, il y a beaucoup moins d’ingérence médicale dans nos pratiques, que ce soit en cabinet privé ou dans les institutions publiques. Il faut dire que l’Ordre des psychologues ici travaille pour faire reconnaître le sérieux de notre formation et de notre profession et l’autonomie de celle-ci à l’égard des médecins. C’est plutôt un travail de collaboration avec les médecins, même dans les institutions. J’ai fait mon internat à la clinique externe de psychiatrie dans un hôpital public. Le psychiatre-chef s’occupait des aspects médicaux, diagnostic, prescription médicale, etc., et nous référait les patients nécessitant un suivi psychologique, souvent après nous avoir consultés. Il ne se mêlait pas de la nature du « traitement » qu’on offrait, ni de la durée des séances ou du nombre des séances... Nous n’avions pas de compte à lui rendre.

Toutefois, tout le monde, psychiatres, psychologues, infirmiers, travailleurs sociaux, etc., dans les institutions publiques ont des comptes à rendre aux gestionnaires de l’institution, des données statistiques comme le nombre de patients vus par exemple. Dans les institutions publiques, le nombre de séances offertes sans frais aux patients est souvent très limité. Il y a des listes d’attente très longues, et comme la politique managériale actuelle est obsédée par l’écoulement des listes d’attentes, on voit toutes sortes d’astuces mises en place pour la réduire, parfois éthiquement questionnable.

P. C. : La question du remboursement fait-elle débat ?

H. S. : Pour ce qui est des remboursements, en privé les patients en général paient de leur poche. L’assurance médicale publique ne couvre pas les frais de psychothérapie. Cependant, plusieurs assureurs privés couvrent un montant maximal de frais de consultation psychologique, sur présentation des reçus émis par les psychologues. C’est-à-dire que le patient nous paye de sa poche, nous lui remettons un reçu, et il le transmet à son assureur en vue du remboursement. Tout ce processus est totalement indépendant des médecins.

En privé, les patients viennent généralement nous voir de leur propre gré. Il arrive souvent qu’ils commencent par consulter un médecin pour un certificat médical d’arrêt de travail, lorsqu’ils sont en dépression, ou pour la prescription de médicaments, pour la dépression, l’anxiété, l’insomnie, etc. Les médecins les adressent à une ou un psychologue. Et ils sont souvent soulagés de le faire, et d’écrire sur leur dossier qu'ils ont référé le patient à un psychologue. De recommander un type particulier de psychothérapie, TCC par exemple, est plutôt rare et je ne sais pas à quel point c'est éthique pour les médecins de le faire, mais cela arrive. Lorsque les patients arrivent dans nos cabinets, nous n’avons aucun compte à rendre à leur médecin. Nous pouvons choisir de travailler en collaboration avec ce dernier si le patient nous le demande et si nous pensons que cela pourrait lui être bénéfique. Certaines instances gouvernementales défraient les frais d’un suivi psychologique privé. Dans ce cas on parle d’un tiers payant. Pour ce faire, il faut que le psychologue accepte initialement de travailler avec le mandat de ces instances.

P. C. : Qu’est-ce que cela implique ?

H. S. : Il y aura des comptes à leur rendre, un rapport d’évaluation, précisant les objectifs et le plan du traitement, ainsi que des rapports d’évolution pour les informer du progrès du patient dans la démarche.

P. Co. : Vous pouvez donner des exemples ?

H. S. : Prenons l’IVAC (Indemnisation aux Victimes d'Actes Criminels). Les personnes victimes d’un acte criminel peuvent faire une demande auprès de cet organisme, et, sans être légalement reconnues comme victimes, et même sans porter plainte contre leur agresseur, elles peuvent obtenir des indemnisations, c’est-à-dire avoir un paiement de séances de psychothérapie en libéral avec un psychologue qui accepte de travailler avec un tel mandat… L’IVAC paye un certain montant par séance, inférieur à nos honoraires habituels en privé. Nous avons le droit de demander aux patients de payer de leur poche la différence.

Il y a aussi le SAAQ (Société d’Assurance Automobile du Québec) qui défraye en partie les frais de psychothérapie pour les accidentés de la route, ayant eu des dommages psychologiques, ou encore la CNESST (Commission des normes de l’équité de la santé et de la sécurité du travail) qui paye les frais de psychothérapie pour les employés ayant eu un accident au travail engendrant des dommages psychologiques.

P. C. : Pas de limites au nombre de séances « défrayées »?

H. S. : Pour l’IVAC, il n’y a pas de limite quant au nombre de séances défrayées à condition que le suivi soit toujours relatif aux effets de l’acte criminel subi et que le patient continue à progresser dans le traitement. Si celui-ci atteint ce qu’on appelle un « plateau thérapeutique », c’est-à-dire un point au-delà duquel il ne progresse plus, il faut arrêter le traitement. Il y a aussi un assureur privé qui, en accord avec le gouvernement fédéral du Canada, défraye un nombre limité de séances de psychothérapie pour les réfugiés et les demandeurs d’asile. Cette instance demande un avis médical pour accepter de défrayer les séances avec un psychologue et même pour prolonger le nombre de séances admises. Ils acceptent initialement dix séances, ensuite il faut un avis médical pour prolonger le suivi psychologique. Toutes ces instances demandent au psychologue des comptes-rendus sur l’état du patient.

P. C. : Votre pratique est réglementée par un ordre, comment cela fonctionne-t-il ?

H. S. : Oui, l’Ordre des Psychologues du Québec (OPQ). Notre pratique est réglementée par l'OPQ. Il faut en être membre, payer un abonnement annuel pour pouvoir pratiquer la psychothérapie. L’ordre a pour mission principale de « protéger le public ». Donc, il veille sur l’offre de services de qualité professionnelle. On est donc dans une optique de service à la clientèle. Les clients arrivent avec des demandes et nous sommes supposés leur offrir des services adéquats. Ils peuvent, et doivent être informés de leur droit de porter plainte contre nous à l’Ordre. Nous sommes obligés de payer, outre l’abonnement à l’ordre, une assurance professionnelle privée choisie par l’Ordre pour nous couvrir en cas de litige avec nos clients.

Dans le cas de pratique en cabinets privés, l’Ordre exige le maintien d’un dossier pour chaque patient. L’Ordre des Psychologues conçoit la psychothérapie comme un traitement. Il exige une compréhension du problème, un plan et des objectifs clairs du traitement. Tout cela doit figurer au dossier du patient : motif de consultation, compréhension clinique, conclusion, c’est-à-dire plan de traitement. Le dossier doit également contenir les notes d’évolution d’une séance à l’autre, qui doivent inclure les principaux thèmes abordés en séance, la ou les interventions faites par le psy et les impacts de ces interventions sur le patient. De plus, durant le suivi le psychologue est tenu d’évaluer avec le patient l’évolution de ce dernier et sa satisfaction par rapport aux objectifs établis initialement. Tout cela doit figurer au dossier. L’Ordre peut inspecter la pratique des psychologues. Il peut donc exiger l’envoi de plusieurs dossiers afin de s’assurer que tout rentre dans l’ordre.

P. C. : Cela est compliqué pour les psy orientés par la psychanalyse !

H. S. : Personne n’est libre de son acte avec l’OPQ. Tout le monde doit rentrer dans l’ordre. L’Ordre exige des « bonnes pratiques », basées sur des « données probantes ». Il faut par exemple évaluer le risque suicidaire ou homicidaire lorsque le patient en parle. L’Ordre reconnaît trois approches psychologiques : l’approche Cognitive-comportementaliste (TCC), l’approche humaniste et l'approche psychodynamique inspirée des théories psychanalytiques.

Sophie Lapointe : La pratique de psychologue est réglementée et vérifiée quelques fois pendant notre carrière (à moins de plaintes particulières de patients, nous sommes vérifiés en début de pratique, après une dizaine d’années et en fin de pratique). Nous devons faire des notes de dossier pour chaque séance et pour chacun des patients rencontrés. De plus, nous devons inscrire une note de dossier si nous communiquons avec cette personne. À la fin, nous devons faire un bilan des rencontres et l’inscrire au dossier. Ce mode de fonctionnement est assez lourd et souvent cela est loin de nous aider pour construire une réflexion clinique à propos du cas.

H. S. : Le problème majeur selon moi réside dans la visée thérapeutique avec une conception inspirée du modèle médical. Il n’y a pas de place pour l’incompréhension ou le non-savoir. Il faut savoir ce qu’on fait et pourquoi on le fait. Par exemple, nous pouvons, au Québec, pratiquer des séances à durée variable à condition d’être clairs dès le début avec le patient, de lui expliquer le fondement théorique et clinique de cette pratique et en quoi celle-ci est appropriée dans son cas. Évidemment, c’est délicat lorsque les patients savent qu’avec quasiment tous les psychologues les séances durent environ 50 minutes.

S. L. : Ce n’est pas toujours facile de naviguer entre les exigences de l’Ordre des Psychologues du Québec et notre approche analytique, mais nous y arrivons par conviction pour nos patients. Je vous encourage à poursuivre vos démarches afin de contrer la mise en place d’un ordre professionnel.

P. C. : Un mot sur l’exercice des psys dans les institutions ?

S. L. : Il y a très peu de psychologues qui pratiquent en institution maintenant étant donné la mauvaise gestion – souvent confiée à des travailleurs sociaux qui ne connaissent rien à la clinique et qui suivent les données probantes – et également le taux ridicule des rémunérations qu’ils octroient au psychologue (un psychologue au dernier échelon est payé environ 40 $ par heure alors qu’en privé les tarifs varient de 80 $ à 130$ d’après la clientèle et l’expérience). Résultat des courses : les psychologues ont migré vers une pratique privée. Donc, moi, je travaille deux jours en GMF (groupe de médecine familiale) où ils sont très heureux de m’avoir et ils n’interviennent pas du tout dans ma pratique clinique. Si je suis les directives gouvernementales, ce que je ne fais pas du tout, les patients ont droit à 15 séances. Avant je travaillais avec les familles, mais la pratique en institution y est rendue impossible maintenant. Les travailleurs sociaux ont migré vers l’enfance et cela oblige à plein de démarches à suivre qui ne font aucun sens.

P. C. : Une dernière question. J.-A. Miller, dans La Cause du désir n°98, dit que « ce matérialisme mécanique qu’est le cognitivisme a trouvé son objet majeur : le cerveau »[2]. Il précise qu’avec les progrès de la technologie de l’imagerie « nous savons maintenant que le signifiant-maître, le suffixe-maître, c’est neuro »[3].

Qu’en est-il du neuro chez vous ?

H. S. : Je dirais que c’est dans la ligne de ce qui concerne toutes les inventions médicales aujourd’hui. Ce n’est donc pas exempt d’une certaine méfiance. La volonté d’y croire et de s’y fier est bien présente, mais les gens ne sont plus dupes quant aux limitations de la science et de ses nouveaux avatars ; notamment depuis la crise du Covid. La science médicale neurologique réintroduit ici les électrochocs, ou l’électro-convulso-thérapie (ECT) comme « nouvelle » technique thérapeutique pour l’anxiété et la dépression. Cette fois-ci, au moins, la science a l’humilité d’avouer ses limites. On lit à cet égard dans le document publié par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec : « Le fonctionnement de l’ECT n’est pas encore complètement compris »[4]. Il semble que l’ECT provoquerait une crise épileptique et que ceci engendrerait des résultats thérapeutiques. Toutefois, le mécanisme par lequel ceux-ci opèrent reste nébuleux.



[1] Miller J.-A. et Milner J.-C., Voulez-vous être évalué ?, Paris, Grasset, 2004.

[2] Miller J.- A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du désir, n°98, mars 2018, p. 116.

[3] Ibid.

[4] Ce que vous devez savoir sur l’ECT : Brochure destinée aux usagers et à leurs proches. Centre d’excellence en électroconvusivothérapie du Québec (CEECTQ). Site du gouvernement du Québec, disponible en ligne.


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