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L’intérêt de lire Freud

Solenne Albert




Le texte de Freud intitulé « À propos de la psychanalyse dite “sauvage”[1] », est un texte précieux pour trouver et transmettre de solides arguments à opposer à ceux qui prétendent que l’on peut réduire toujours plus les durées de suivi, et que quelques séances – une par mois, pourquoi pas ? – et, pourquoi pas, avec des psys différents ? – permettraient d’alléger nos souffrances et de percer à jour ce qui ne va pas.


Une interprétation brutale

Une dame âgée d’une cinquantaine d’années vint un jour à la consultation de Freud et lui fit ce récit : souffrant de crises d’anxiété, elle était allée voir un médecin qui, en une seule et unique séance, lui avait « infligé » une brutale interprétation de son état. Cette interprétation l’avait heurtée – et avait majoré ses angoisses. Celles-ci s’étaient déclenchées à la suite du divorce d’avec son deuxième mari. Le médecin, rapporte la dame à Freud avec émoi, avait alors déclaré de but en blanc à sa patiente que son anxiété était provoquée par des désirs sexuels, et que seules trois solutions s’imposaient donc à elle, à savoir : retourner chez son époux, prendre un amant ou se satisfaire elle-même.

Freud souligne que ce médecin devait ignorer un certain nombre de principes psychanalytiques d’ordre scientifique ou les avait mal compris[2], pour s’être fourvoyé à ce point, et il examine ces erreurs scientifiques une à une.


Simplifier n’est pas analyser

Tout d’abord, ce médecin méconnaît que pour la psychanalyse, le terme de « sexualité » comporte un sens très large – qui ne se limite pas au coït proprement dit, mais englobe l’ensemble de la vie amoureuse. Ainsi, la libido, concept développé par Freud, ne se réduit pas aux besoins sexuels, mais prend en compte toute la dimension de la vie sentimentale, dans laquelle amour, désir et jouissance s’entremêlent et dessinent le paysage complexe d’une vie amoureuse. Ainsi, poursuit Freud, « Nous nous servons du mot « sexualité » en lui attribuant le sens élargi du mot allemand lieben (aimer) et nous savons depuis longtemps qu’un manque de satisfaction psychique, avec toutes ses conséquences, peut exister là même où les relations sexuelles normales ne font pas défaut. En tant que thérapeutes, nous ne devons jamais oublier non plus que les aspirations sexuelles insatisfaites ne peuvent souvent que très imparfaitement trouver leur débouché par le coït ou d’autres actes sexuels[3] ». Cette première remarque de Freud met en garde contre la tendance à simplifier sa théorie – et donc à en faire un usage erroné et nocif.

Le second malentendu que souligne Freud concerne le fait que le jeune médecin méconnaît qu’il s’agit là d’un conflit interne – et non d’un problème concret qu’il s’agirait de résoudre par une solution prête à porter. Proposer et conseiller une action dans la réalité, sans chercher à analyser le conflit psychique dont est issu le symptôme est incompatible avec la doctrine analytique, souligne Freud. Ce conflit ne peut être résolu que par l’analyse des désirs inconscients du patient, désirs tissés sur l’étoffe des fantasmes, rêveries et souvenirs oubliés.

D’autre part, poursuit Freud afin de démontrer que ce type « d’interprétation sauvage » n’a pas lieu de se prétendre analytique – cette patiente n’était pas née de la dernière pluie et n’ignorait pas que ces trois solutions se présentaient à elle. « Si elle n’avait pas eu de répulsion contre l’onanisme ou les liaisons amoureuses, elle aurait eu recours depuis longtemps à l’un de ces deux modes de satisfaction. Le médecin a-t-il pu croire qu’une femme de plus de 40 ans ignore qu’il est possible de prendre un amant ou bien a-t-il surestimé sa propre influence au point de croire qu’elle ne se déciderait jamais, sans l’approbation médicale, à faire un tel pas ?[4] » Freud se moque de la position de maîtrise et du fantasme de supériorité que dénote cette interprétation sauvage.


Traitement somatique ou traitement psychique ?

D’autre part, poursuit Freud, ce médecin réalise la plus grande des méprises en recommandant à la patiente un traitement somatique – puisque cela laisse complètement de côté le traitement analytique proprement dit. « Fait étrange, le choix thérapeutique proposé par son prétendu psychanalyste ne laisse aucune place… à la psychanalyse ![5] »

Ce médecin voit cette patiente comme une ignorante – or – « ce n’est pas l’ignorance en soi qui constitue le facteur pathogène, cette ignorance a son fondement dans les résistances intérieures ». Freud précise alors, non sans malice, que si la connaissance de l’inconscient était aussi nécessaire au malade que le suppose le psychanalyste inexpérimenté, il suffirait de lui faire entendre des conférences ou de lui faire lire certains livres. Cela aurait autant d’effet sur les symptômes que de « distribuer un menu aux affamés ». Freud va même plus loin en indiquant qu’en révélant aux malades leur inconscient, de manière sauvage, « on provoque toujours chez eux une recrudescence de leurs conflits et une aggravation de leurs symptômes[6] ».


Deux règles fondamentales

Pour conclure, et cela concerne particulièrement les enjeux que nous avons à défendre aujourd’hui, Freud enjoint le thérapeute à s’assurer du respect de deux règles fondamentales avant de tenter toute interprétation.

La première : « Grâce à un travail préparatoire, les matériaux refoulés doivent se trouver très rapprochés des pensées du patient ». Il est donc contre-indiqué d’aller asséner au patient une vérité qui le heurte et qu’il n’est pas sur le point de découvrir. Rien de plus respectueux que la méthode freudienne, qui exige prudence et patience.

La deuxième règle : « L’attachement du patient au médecin (transfert) doit être assez fort. […] Toute action psychanalytique suppose donc un contact prolongé avec le malade. C’est une erreur technique que de jeter brusquement à la tête du patient, au cours de la première consultation, les secrets que le médecin a devinés[7] ». On risque en effet, précise Freud, de provoquer l’inimitié du malade, et ainsi d’empêcher toute influence ultérieure, on risque également souvent de faire de fausses déductions. Cette règle fondamentale ne semble pas connue de ceux qui prétendent aujourd’hui dicter et/ou prédire le nombre de séances par patient.


En contrepoint de ces règles incontournables, Freud espère pour le psychanalyste en formation « une insaisissable qualité qui exige un don spécial : le tact[8] ». Cette technique, ce tact, ne s’apprennent pas simplement dans les livres, ils s’apprennent, se transmettent, souligne Freud, en faisant l’expérience d’être soi-même en analyse.



[1] Freud S., « À propos de la psychanalyse dite “sauvage” », La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1953, p. 35.

[2] Cf., Ibid., p. 36.

[3] Ibid., p. 37.

[4] Ibid., p. 38-39.

[5] Ibid., p. 39.

[6] Ibid., p. 40.

[7] Ibid., p. 41.

[8] Ibid., p. 41.


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