Dans son texte « Au-delà du principe de réalité », Jacques Lacan vient de définir l’amorce d’un nouveau lien social qui donnera lieu, moins de quarante ans plus tard, au mathème du discours analytique[1]. « Le langage avant de signifier quelque chose, signifie pour quelqu’un. Par le seul fait qu’il est présent et qu’il écoute, cet homme qui parle s’adresse à lui, et puisqu’il impose à son discours de ne rien vouloir dire, il y reste ce que cet homme veut lui dire. Ce qu’il dit en effet peut “n’avoir aucun sens”, ce qu’il lui dit en recèle un »[2].
En déplaçant l’accent du mot qui signifie la chose, à celui de son adresse qui lui donne valeur de parole, Lacan s’engage sur son retour à Freud dont les points d’orgue seront « Symbolique, imaginaire et réel »[3], le « Discours de Rome »[4] et « Fonction et champ de la parole et du langage »[5].
Ce déplacement d’accent à des conséquences aussi bien pour l’entretien du patient avec le praticien, où la focale est placée sur ce que Lacan appellera par la suite « la parole vide »[6], que pour le lien social au quotidien où la parole active le champ symbolique, fût-ce avec la valeur analogue d’une monnaie « dont l’avers comme l’envers ne montrent plus que des figures effacées »[7], mais qui garde entièrement sa valeur de tessère, ou le sujet se fait reconnaître comme être humain.
Avec le tranchant de la fonction de la parole introduite dans le champ du langage s’ouvre, pour le sujet, un espace de respiration inédit, dans le champ de la psychanalyse comme dans celui de la psychiatrie ou de la psychologie, redoublant celui introduit par Freud. Mais plus encore dans le champ social et, pour employer un terme récent, sociétal, ce que l’idéologie des actuels organismes de santé atomise aujourd’hui dans les troubles du comportement.
Dans le champ des sciences de la santé mentale, alors qu’à cette époque la psychanalyse se répand dans les institutions[8], une limite franche est ainsi théorisée, et instaurée, entre des considérations qui, d’une part, ouvrent sur l’adaptation à la réalité qui outre Atlantique, et au-delà, conjointement au behaviorisme, altèrent le message freudien, s’appuyant sur les significations du discours, en considérant le mot comme désignant son objet, et, d’autre part, la valeur intersubjective de la parole, c’est-à-dire l’adresse à un autre, se démarquant de cette dimension de la communication.
Mais dans le champ sociétal et social, la conséquence produite par cette partition lacanienne n’est pas moindre, qui instaure le symptôme, et tous les comportements, en place de parole virtuelle, structurée dans et par le champ du langage. C’est, déjà chez Freud, ce que démontrent le lapsus et le mot d’esprit[9], si on loupe sur cette considération. Le lien social tout entier est structuré par le langage et c’est aussi ce qui détermine la particularité de la libido chez l’être parlant, chez le parlêtre, à l’inverse de l’animal.
Une ligne de partage est ainsi établie, dans la psychologie, entre l’objet du langage et le sujet du langage, qui toujours inclut l’autre, le « tu ». L’objet du langage, véhiculé par la dimension communicante, n’a cessé de retenir l’attention et de se sophistiquer, la relation du mot à sa signification contenant une certaine fascination génétique. Mais de plus s’y est adjoint et superposé, la prise en compte de l’imagerie cérébrale des neurones, et récemment les technologies de médiation numériques allant jusqu’aux tutoriels d’auto-thérapie – ces divers recours artificiels, et souvent alliés à des protocoles, posant questions –, dont la généralisation et la systématisation, altèrent immanquablement le « concernement »[10] des praticiens, et, infusant dans la société, contribuent à en oxyder le lien social.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, texte établi par J-A Miller [2] Lacan J., « Au-delà du principe de réalité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 82-83. [3] Lacan J., « Symbolique, imaginaire et réel », Des Noms-Du-Père, paris, Seuil, 2005, texte établi par J-A Miller [4] Lacan J., « Discours de Rome », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. [5] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, op. cit. [6] Ibid., p.248 [7] Ibid., p.251 [8] Hesnard A., De Freud à Lacan, Paris, Ed. ESF, 1970. [9] Freud S., Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988 ; Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot. [10] Lacan J., « Petit discours aux psychiatres de Ste Anne », 10 novembre 1967, inédit.
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