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Psychanalyse versus psychothérapie*





Qu’on se le dise, si le projet de création d’un ordre des psychologues en France devait aboutir un jour, il accoucherait sans nul doute d’une définition de la psychothérapie et d’une réglementation relative à son exercice. C’est le cas par exemple au Québec, où l’ordre des psychologues délivre même en la matière « un permis ».

La psychothérapie est en effet depuis toujours un enjeu pour la psychologie dans sa quête de respectabilité vis-à-vis de la médecine. Pour les psychologues freudiens, l'enjeu n’est pas moindre, mais d’un autre point de vue. Comme nous le rappelle en effet la lecture du livre remarquable de notre collègue Laura Sokolowsky, Freud et les Berlinois[1], sur les débuts de l’aventure institutionnelle de la psychanalyse, depuis toujours c’est via la psychothérapie que l’on s’efforce d’absorber la psychanalyse. Cette dernière n’a jamais été tolérée par les bureaucraties qu’à la condition de sa mise sous tutelle par la psychothérapie.

Qu’il s’agisse de la bureaucratie sanitaire ou d’un ordre des psychologues, dont les récents instigateurs en France ont pour référence le modèle du Québec où cette tutelle est effective, le problème reste le même : la psychanalyse ne se limite nullement à ses effets thérapeutiques et en faire la démonstration est pour elle une question de survie.

 

Retour à la position de Freud

Jusqu’à la fin de sa vie, Freud a combattu ardemment cette dérive consistant à réduire la psychanalyse à la psychothérapie. Il le fit face aux autorités médicales mais aussi aux psychanalystes eux-mêmes, et en particulier ceux de l’école américaine, quitte à envisager de démissionner de l’Association internationale de psychanalyse qu’il avait lui-même créée, si elle maintenait sa position quant à l’éviction des psychanalystes non-médecins.

Freud craignait que la psychanalyse ne soit rangée au chapitre idoine des manuels de psychiatrie et qu’elle ne soit considérée que du point de vue de ses effets thérapeutiques, comme une méthode parmi les autres, « à côté de procédés tels que la suggestion hypnotique, l’autosuggestion, la persuasion, qui, puisés aux sources de notre ignorance, doivent leurs effets à court terme à l’inertie et à la lâcheté des masses [2] ». C’est ce qu’il écrit dans son essai sur L’Analyse profane, écrit fondamental pour tous le psychologues freudiens, sur lequel Solenne Albert a récemment consacré deux articles très précis.

Ce qui rend la psychanalyse incomparable aux psychothérapies, c’est sa conception du symptôme. Plutôt que de travailler à le supprimer, la psychanalyse se préoccupe de son statut. Elle lui donne une dignité. Elle propose de se nourrir de sa force de dérangement pour explorer les ressorts qu’il cache et donner ainsi accès à la vérité subjective qu'il renferme. C’est là un choix éthique, qui tient au pari que cette opération sera source d’un gain subjectif bien plus précieux que le simple effet thérapeutique, qui manque d’ailleurs rarement d’advenir, de surcroît. En outre, cette conception du symptôme comme formation de compromis entre la pulsion et les exigences de la civilisation ouvre à l'interprétation de la civilisation elle-même, dans son nouage aux symptômes contemporains.

Ainsi, si les effets thérapeutiques de la psychanalyse sont indéniables, elle n’est pas pour autant une psychothérapie. Telle est la position de Freud depuis toujours. Pour lui, le destin de la psychanalyse est autre, il dépasse le champ thérapeutique. On ne compte plus en effet ses apports à des domaines aussi divers que ceux de la santé, de l'éducation, du social, des arts, de la culture… Mais plus encore, comme l’a souvent indiqué Jacques-Alain Miller, on ne compte plus non plus les effets dans la civilisation de ce que Lacan a nommé le discours analytique. Cette structure instaurant un rapport inédit à la parole a introduit dans le monde un nouveau rapport au savoir, un savoir articulé mais qui ne se sait pas, un savoir excentrique au moi et à sa maîtrise, nous dit L. Sokolowsky. Ce qu’on apprend dans une analyse relève de ce savoir, qui n’est pas celui du sujet de la connaissance et auquel la furor sanandi peut barrer l’accès. Cette différence dans la structure du savoir en jeu entre la psychanalyse et les psychothérapies qui répondent aux protocoles de l’expérimentation scientifique ne peut se résoudre. C’est en ce point que se situe la résistance des bureaucraties à la psychanalyse.

 

Un combat d’aujourd’hui

Aujourd’hui, le combat de Freud contre le ravalement de la psychanalyse à une technique thérapeutique est donc encore le nôtre. Car il ne faut pas négliger l'effet de séduction d’une telle proposition sur le désir de respectabilité des psychologues, qui en France sont les héritiers de la position de Freud à l’endroit de la médecine.

Dans son livre, L. Sokolowsky pointe la tendance des psychanalystes de la première heure à vouloir devenir aussi respectables que les médecins, pour expliquer la mise en place dans l’association internationale de psychanalyse (IPA) d’une réglementation autoritaire, véritable orthodoxie de la technique allant contre l’expérience analytique elle-même. Suivant le virage théorique de l’époque, celle-ci privilégia l’autonomie du moi et l’identification à l’analyste, aux dépends de l’analyse des formations de l’inconscient et de la place centrale de la fonction de la parole et du langage dans l’expérience analytique. C’est cette dérive, dont la psychanalyse encourt le risque en France avec la création d’un ordre des psychologues régissant l’exercice des psychothérapies : « son dévoiement […] en technique au service du narcissisme contemporain [3] ».

Sur ce point, L. Sokolowsky nous met en garde : « quand elle s’identifie à la thérapeutique, la psychanalyse est menacée. Elle ne dérange plus, elle s’adapte, elle s’assimile [4] ». Freud redoutait cette inertie pour la psychanalyse, signe selon lui de sa réduction au discours courant et de la perte de sa dimension subversive. Pour ne pas devenir une variante du discours du maître, « il lui faut [donc] résister à la tentation d’acheter sa respectabilité en prônant sa vocation thérapeutique[5] ».

Mais comment procéder ? Je proposerai comme orientation la distinction précieuse opérée par J.-A. Miller, dans son texte « Psychothérapie et psychanalyse [6] », entre effets analytiques et effets thérapeutiques. « L'effet thérapeutique ne couvre pas tout le champ freudien, mais il est bien un sous-produit, voire un sous-ensemble de la psychanalyse [7] », nous a-t-il indiqué. Et plus loin : « Du point de vue de la psychanalyse, la psychothérapie est un usage restreint des effets analytiques [8] ». En tant que psychologues freudiens, c’est sur ces derniers que nous réglons nos pratiques et ce sont eux que nous cherchons à produire. Pour ne pas que la thérapeutique soit tout ce que l'on peut percevoir de la psychanalyse, il s'agit alors pour nous « de faire savoir au public ce qu'il est en droit d'[en] attendre [9] ».



[*] Cf. Sokolowsky L., Freud et les Berlinois, du congrès de Budapest à l’Institut de Berlin, 1918-1933, Rennes, PUR, 2013, Chapitre 5, p. 187-221.

[1]     Ibid.

[2]     Freud S., La question de l’analyse profane, Paris, Folio essais, 1985, p.136.

[3]     Ibid., p. 281.

[4]     Ibid., p 11.

[5]     Ibid., p. 66.

[6]     Miller J-A., « Psychothérapie et psychanalyse », La Cause freudienne, n° 22, 1992, p. 4-7.

[7]     Ibid., p. 6.

[8]     Ibid.

[9]     Ibid.

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