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Lisiane Girard

Vous avez dit gestion des émotions ?





Exerçant en psychiatrie de secteur depuis une vingtaine d’années, la montée en puissance dans le discours des soignants et des patients du syntagme gestion des émotions a suscité mon attention. Ce terme diffuse dans des champs très variés : le marché du bien-être, l’Éducation nationale avec les cours d’empathie, la santé mentale, le travail (l’évaluation des compétences émotionnelles lors des entretiens professionnels annuels, les techniques de management par l’émotion) et j’en oublie. Le succès de l’intelligence émotionnelle dans les médias contribue à la dictature du mantra : « Gérez vos émotions ! » et à l’inflation de la dimension imaginaire.

Je me suis intéressée à l’histoire de cette expansion.

L’intérêt pour les émotions a été initié aux États-Unis par Peter Lang (1979) qui a publié « un modèle de la mémoire émotionnelle servant de base théorique aux techniques d’imagerie mentale émotionnelle couramment utilisées dans les procédures de désensibilisation systématique en thérapie comportementale »[1]. Depuis, les émotions ont acquis une place prépondérante dans l’univers des thérapies comportementales et cognitives. Des sciences de l’affectivité[2] en plein essor regroupent sociologie, physiologie et neurosciences. António Rosa Damasio est un des plus connus parmi les chantres de l’approche émotionnelle de l’individu contemporain.

Le terme d’émotion est davantage mis en avant que ceux de sentiment et affect. Les émotions sont prises du côté de l’organisme, c’est le cerveau qui les sécrète comme le foie la bile. Dans l’introduction du livre Psychologie des émotions qui semble faire référence dans les études de psychologie de nos jours, je lis « Que nos choix amoureux soient largement déterminés par nos émotions ne semblent pas faire beaucoup de doutes. Par contre, il est peut-être plus difficile d’accepter que nos préférences pour un choix professionnel ou pour un produit commercial, ou encore que nos souvenirs soient également déterminés par nos affects. »[3] Ne nous trompons pas : point d’inconscient freudien ni lacanien ici, mais un inconscient cognitif défini par des processus qui n’ont pas émergé à la conscience de l’individu. Selon A. R. Damasio, « la subjectivité des émotions est nommée « sentiments émotionnels » pour faire référence à la perception composite de ces modifications neurocognitives et corporelles qui est propre à chaque individu »[4]. Comprenons que la subjectivité est assimilée à la particularité, à l’individualisation, la singularité étant confondue avec ladite particularité. Miquel Bassols, citant A. R. Damasio, indiquant ceci : « I feel, therefore I am », commente : « On assiste ainsi à une nouvelle opération de forclusion du sujet de l’inconscient avec un discours qui rejoint très bien les discours identitaires qui se revendiquent de l’énoncé : « je suis ce que je dis sentir. » [5]

On est bien loin du sujet de l’inconscient, divisé, qui ne sait pas ce qu’il dit, aux senti-ments qui renvoient à la ronde des signifiants, à la tromperie de l’inconscient. Les affects procèdent du blablabla, nous indique Jacques-Alain Miller. Le seul affect qui ne trompe pas, c’est l’affect d’angoisse ainsi qu’un affect singulier qu’il s’agit de « faire vrai »[6] lors d’une cure analytique car signant l’ « affection traçante de la langue sur le corps »[7].

S’il existe des sessions telles « Apprivoiser l’angoisse », les approches cognitivo-comportementales ne tiennent pas cependant pas compte du réel soit ce qui échappe aux dimensions de l’imaginaire et du symbolique. L’on peut y repérer un déni de la pulsion de mort et de la jouissance. À propos des ruminations mentales dans le cadre de la dépression, il est dit que « […], la rumination serait liée à un déficit des fonctions exécutives. Plus spécifiquement, les personnes qui ruminent présenteraient des difficultés à désengager leur attention de stimuli négatifs (Koster et al., 2011) »[8]. Les thérapies métacognitives « reposent, généralement, sous une forme de questionnement (par exemple, “quelles sont les preuves pour et contre votre idée d’avoir cette croyance ?”) »[9] Tout tourne en rond dans le symbolico-imaginaire, ou plutôt à vide.

Deux axes de travail fondent la plupart des thérapies centrées sur les émotions. Le premier est celui de l’approche directe des émotions via le corps. Il s’agit de respirer (cohérence cardiaque), de se focaliser sur le moment présent et les sensations du corps (la méditation de pleine conscience), d’apprendre des techniques de relaxation. Le bouddhisme tient une place de choix dans les recherches. Le deuxième axe est celui du raisonnement cognitif et de la modification des schémas d’apprentissage de l’émotion associée à une situation spécifique. Toutes visent une meilleure adaptation de l’individu à son environnement avec un comportement approprié, une émotion adéquate[10]. La honte est ainsi considérée comme une émotion primaire inadaptée car ne permettant pas une action adaptée[11]. Me revient alors ceci que Lacan, parfois, n’a pas hésité à faire honte à quelques de ses analysants.

Dans un entretien qu’il a accordé au magazine italien Panorama en 1974, Lacan met en garde contre la technique comme rituel, la pratique restreinte au traitement du comportement, et la réadaptation de l’individu à son milieu social[12]. Cinquante ans plus tard, la psychiatrie semble glisser inexorablement sur cette pente-là.



[1]Philippot P., Douilliez C., Baeyens C., Francart B., Nef F., « Le Travail des Émotions en Thérapie Comportementale et Cognitive. Vers une Psychothérapie Expérientielle », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 2002/2, n° 29), p. 89.

[2] Sous la direction de Luminet L., et de Grynberg D., Psychologie des émotions, Éditions De Boeck Supérieur, 2021, p. XIII.

[3] Ibid. p. XVII.

[4] Ibid. P. 279.

[5] Bassols M., “I feel: Therefore I am”, L’Hebdo-Blog n° 337.

[6] Miller J, -A., « Les affects dans l’expérience analytique », La Cause du désir, n° 93, septembre 2016, p. 102.

[7] Miller J, -A., « L’orientation lacanienne. L’expérience du réel dans la cure analytique », enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de l’université Paris VII, cours du 9 juin 1999, inédit.

[8] Sous la direction de Luminet L., et de Grynberg D., Psychologie des émotions, op. cit., p. 264-265.

[9] Ibid., p. 209.

[10] Ibid., p. 106.

[11] Ibid., p. 209.

[12] Lacan J., « Il ne peut pas y avoir de crise de la psychanalyse », Mensuel, n° 428, juin 2014, p. 25.

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