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Catherine Stef

Adolescents plaque-tournante





Dans notre société en crise, les signes de mal-être, de souffrance, de rupture avec le lien social se multiplient, particulièrement chez les adolescents et les jeunes adultes. Paradoxalement, alors que nous avons plus que jamais besoin de boussoles précises pour nous orienter, la pratique clinique se trouve disqualifiée, déconsidérée, au profit de classifications transversales, issues de statistiques supposées refléter une réalité débarrassée de toute subjectivité.

Dans un ouvrage récent, Jean-Pierre Deffieux[1] dresse un tableau précis de la logique en cause dans cette évolution, et nous donne un aperçu de ses conséquences : la clinique psychiatrique classique est aujourd’hui en voie de disparition, au profit d’une étude strictement neurologique du cerveau, et le moins qu’on puisse dire est que le résultat n’est pas sans nous inquiéter.

Les recherches neurologiques, quelle qu’en soit la valeur par ailleurs, nourrissent les études statistiques qui répartissent et organisent les classifications. C’est exactement l’envers de la pratique clinique.

Concernant les adolescents, le constat est alarmant : les diagnostics le plus souvent posés très précocement dans l’enfance, s’ils donnent droit à des aides – techniques ou d’assistance en milieu scolaire – non négligeables, sous la forme de programmes d’aide personnalisée par exemple, souvent assortis de traitements médicamenteux, laissent de côté ce dont il s’agit. Les singularités, et les éventuelles pathologies qui seraient repérées grâce à une investigation clinique ajustée au cas par cas, restent méconnues. La valeur de symptôme du trouble qui a été identifié et diagnostiqué, n’est pas prise en compte. Preuve en est : souvent aucune offre de parole n’est associée au dispositif.

La cause du symptôme n’est pas recherchée. Les professionnels eux-mêmes, enseignants, éducateurs, ainsi qu‘AVS[2] et AESH[3], témoignent de plus en plus souvent de leurs difficultés et parfois de leur souffrance à appliquer les directives strictes qui encadrent cet accompagnement délicat.

 

L’adolescent plaque-tournante 

L’arrivée au collège, puis au lycée, sont des moments clés, qui viennent souvent révéler les impasses du protocole. N’étant pas en conformité avec les standards du système scolaire, parfois c’est l’enfant lui-même, ou l’adolescent qui déclare forfait en témoignant d’une impossibilité à poursuivre cette intégration forcée qui n’a aucun sens pour lui et peut même en venir à constituer une certaine violence. Parfois, c’est à la sortie que se révèle l’inadéquation radicale, lorsque le jeune, devenu majeur, se trouve soudain confronté à un vide abyssal.

« Plaque-tournante », je propose cette formule empruntée à Lacan[4] qui l’utilise pour désigner la phobie : pas une entité clinique, mais une plaque-tournante, qui recouvre potentiellement n’importe laquelle des grandes entités cliniques.

Sur l’adolescent pèsent toutes les inquiétudes d’une société en crise, qui redoublent ses propres angoisses, jamais entendues, jamais interrogées, jamais prises en considération.

C’est à ce moment que se révèle ce qui a manqué cruellement, qui lui aurait permis de savoir y faire avec l’autre, le semblable et l’étrange ; savoir y faire aussi avec l’Autre du langage, parfois insaisissable, énigmatique ; trouver sa propre langue pour dire, pour se dire, pour demander, pour protéger son intimité ; savoir y faire avec son corps, rebelle, encombrant, non conforme à l’image qu’il s’en fait ; savoir y faire, parfois, avec l’énigme, de l’origine ou de la sexualité, quelles qu’en soient les coordonnées si ouvertes, si diverses aujourd’hui.

En se constituant partenaire du sujet, grâce à cette relation particulière qu’est le transfert, le praticien orienté par la psychanalyse, quel que soit son statut, permet à l’enfant, à l’adolescent de se former un goût pour la parole, de sortir de son enfermement, et de trouver ses propres solutions. Il ne s’agit pas de cure analytique comme telle, peu pratiquée avec les enfants, mais d’une pratique orientée et soutenue par une éthique qui implique un certain rapport au savoir, qui n’est pas déjà là, mais à inventer, au cas par cas, à partir des dits, à partir de ce que le symptôme veut dire.

D’autres pratiques s’appuient sur ce lien transférentiel central, seul capable d’inventer un arrangement, un bricolage qui vaille, et qui ait cette fonction de support de soutien, de suppléance. Mais cela ne se décrète pas et il faut parfois du temps, un certain temps, parfois long, quand on a à faire à des sujets présentant des troubles autistiques ou des phénomènes envahissants. L’enjeu est de taille, s’il s’agit de rompre avec l’isolement qui conduit notre société à toujours plus d’addictions, de dépressions, d’isolement, et aussi de communautarismes sauvages, fabriqués pour donner un sens là où il n’y a que vide et trou dans le savoir.

La clinique de l'autisme, des dépressions, des addictions, nous enseigne sur les symptômes de notre temps… à condition de pouvoir les déchiffrer au cas par cas. Car l’universel en la matière ne fonctionne pas.



[1] Deffieux J.-P., La clinique du présent, avec Jacques Lacan, Le Paon, Le Champ freudien éditeur, 2024.

[2] Auxiliaire de la vie scolaire.

[3] Accompagnant des élèves en situation de Handicap.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p.307.

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