top of page

Entretien avec les Psychologues freudiens



Caroline Doucet est psychologue clinicienne, maître de conférences à l'université Paris 8, docteur en psychopathologie et psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association mondiale de psychanalyse. Les deux ouvrages collectifs qu’elle a conçus et coordonnés il y a onze ans restent d’une grande actualité : « Le psychologue en service de médecine » et « Le psychologue en service de psychiatrie » (Masson, 2011) sont des mines pour les praticiens de tous âges et de toutes orientations.

Anne Colombel-Plouzennec : Merci, Caroline, d’avoir accepté de répondre aux questions des psychologues freudiens. Pour commencer, dans notre époque où le statut des psychologues est chahuté, je te propose cette question générale : à quoi servent-ils aujourd’hui, et, pour reprendre cette formule, quels sont « les principes directeurs »[1] de leur intervention ?

Caroline Doucet : Alerte en psychiatrie ! Voilà les mots qui me viennent en réponse à ta question. Ces mots qualifient cette période inquiétante où, comme le disait Francesca Biagi-Chai dans une interview sur Lacan Web Télévision, « tout converge vers la disparition du sujet comme être parlant »[2]. Le moment est alarmant, particulièrement en psychiatrie. Non pas du fait de la dangerosité des patients, comme le prétendent certains, mais parce que la psychiatrie, comme la médecine, pourrait ne plus être cette grande aventure de l’histoire de l’humanité. Les conséquences du changement référentiel en psychiatrie se font déjà sentir, aggravées par les choix politiques et cliniques de la désinstitutionalisation des patients.

Les psychologues ne sont pas les seuls à être « chahutés » – le mot est d’ailleurs faible : les premières victimes de la disparition de la conception de l’humain souffrant et des pratiques de parole indispensables au soulagement de ses inquiétudes sont les patients, leurs proches et souvent leurs enfants. En effet, à l’abandon des soins psychiques psychopathologiques apportés aux patients, s’ajoute désormais le renoncement à la dimension préventive du soin que revêt l’hospitalisation d’un patient pour soulager sa famille ou rassurer ses enfants ; moyennant quoi disparaît aussi la confiance des enfants – les adultes de demain – en la bienveillance des professionnels à l’égard de leur parent. Ce sont des pratiques qui insultent d’ores-et-déjà l’avenir !

Le déni de la causalité psychique, le retour radical à la causalité biologique et à la physiopathologie du cerveau, la prescription de traitements médicamenteux sans que le patient puisse en dire quelque chose, ainsi que des paramètres administratifs ubuesques, priment aujourd’hui sur l’échange relationnel qui est au fondement du soin psychique. Des patients présentant des angoisses majeures, des idées suicidaires ou ayant effectué des passages à l’acte, des patients dont la souffrance est incommensurable, se voient aujourd’hui privés de l’hospitalité psychiatrique, c’est-à-dire de l’étayage relationnel soignant requis pour supporter leur difficulté de vivre. Il est à présent fréquent qu’un patient qui souhaite finalement être hospitalisé, dont le consentement a été patiemment obtenu par sa famille et son médecin de ville, se voie refuser l’hospitalisation par les services d’accueil en psychiatrie créés d’ailleurs à cette intention, sous prétexte de rechute, d’inobservance des traitements ou de manque de place. Or ces raisons ne sont que fallacieuses, fruit d’un égarement conceptuel et de critères économiques trompeurs. J’ai montré à travers un exemple concret ce qu’il en est des nouvelles pratiques psychiatriques dans certains lieux où s’est imposée une psychiatrie sans sujet, sous l’emprise de grands groupes qui attendent un retour sur investissement et dont les protocoles dirigent désormais les soins en santé mentale[3].

Alors à quoi « servent » les psychologues face au rouleau compresseur de l’entreprise économico-neuroscientifique ? Nombre de psychologues font valoir auprès des équipes soignantes la logique subjective des symptômes qui enferment le patient et le recours qu’est l’institution pour des patients déjà trop coupés de l’Autre, en même temps qu’ils reçoivent ces patients, afin qu’une certaine homéostase psychique reprenne cours. La fonction de ces psychologues est essentielle dans la lutte contre la déshumanisation caractéristique de notre époque. Et puis, de nombreux psychologues exercent en libéral et, la pandémie l’a encore démontré, permettent par une pratique de parole éclairée, à un nombre grandissant de nos contemporains, enfants, adultes, personnes âgées, de franchir le cap d’un événement difficile, de prendre des décisions, de soulager ou résister à des angoisses sévères, d’apaiser un délire, etc. S’il est impossible dans le cadre de cette interview de répertorier les motifs de consultations, je dirais que les psychologues, grâce à leur formation psychopathologique et psychanalytique, sont des rouages essentiels de l'apaisement de la souffrance et de la pacification du lien social.

Catherine Lacaze-Paule : À l’heure où la pratique des psychologues est menacée de passer sous la coupe de la prescription médicale, réduite pour cela à l’approche des troubles anxieux et dépressifs légers, quelles sont les impasses – voire le danger – liés à cette tutelle ? Quels risquent les patients courent-ils aujourd’hui de voir leurs souffrances psychiques consignées dans un dossier médical partagé ?

C. D. : Placer les psychologues sous la coupe médicale serait une erreur, à plusieurs titres.

D’abord, parce que médecins et psychologues devraient plutôt aller de concert, sans hiérarchie des savoirs ni des pratiques. Car l’un comme l’autre est « au contact du réel, là où chaque humain à sa différence », disait Didier Sicard récemment dans une interview donnée à Médiapart[4]. Pour autant, chacun de ces professionnels propose un abord spécifique du réel de la maladie humaine – par exemple la distinction entre causalité somatique et causalité psychique – et est en mesure d’apporter la réponse idoine à la situation de souffrance qu’il constate. La formation universitaire initiale et, il faut le souligner, leur formation continue, notamment dans les sections cliniques du champ freudien, garantit leur professionnalisme quant à l’appréhension des troubles psychiques et la mise en œuvre des traitements adéquats (durée du traitement, modalités d’intervention, nombre de séances hebdomadaires, consultation des parents, etc.), indépendamment de toute tutelle médicale. C’est pourquoi il s’agit plutôt de laisser à l’appréciation du psychologue et du médecin le soin de solliciter son confrère dans une « co-construction » de la prise en charge du patient si, et seulement si, la situation l’exige, pour la raison que chacun de ces professionnels dispose du discernement nécessaire quant aux liens entre la réalité psychique et la réalité somatique.

L’indépendance des psychologues à l’égard de toute prescription médicale est ensuite un enjeu clinique. On a vu ces dernières années que la pression de la clinique du médicament a opéré un démembrement des catégories de névrose, psychose et perversion, pourtant nécessaires à la pratique clinique des psychologues. Si l’on ne peut que se féliciter de l’actuelle dépathologisation de la clinique[5], en rupture avec l’abord déficitaire des maladies mentales propre à la tradition clinique classique, le repérage des liens qu’entretient le patient au langage et à l’expérience de jouissance qui en découle n’en demeure pas moins nécessaire dans la lecture du cas et l’orientation du traitement psychique. Or, la causalité psychique telle que définie par Freud et Lacan, notamment dans son tout dernier enseignement, demeure un impensé de la clinique médicale, et surtout psychiatrique, contemporaine. On voit dès lors combien la médecine travestirait l’acte du psychologue à vouloir le prescrire et l’orienter. L’ambition freudienne qui faisait valoir le sujet de l’inconscient se heurte aujourd’hui au rejet de la subjectivité humaine, alors même que la médicalisation croissante de l’existence vise à toujours plus d’autonomie des patients, à leur éducation thérapeutique et à leur indépendance relativement aux institutions de soins.

Enfin, si elle est une profession du soin, la profession de psychologue n’est pas pour autant une profession de santé, au sens où la santé mentale n’existe pas. C’est pourquoi le psychologue ne vise pas à expertiser, normaliser, uniformiser les conduites ou les comportements, mais à faire advenir la singularité du désir du sujet compatible avec la sauvegarde du lien social. Le psychologue freudien considère, comme nous l’a appris Lacan, que l’être parlant est un être vivant enchaîné à sa dépendance première de la chaîne signifiante, qu’il y reste fixé en certains points. Ce sont ces points de fixation, ces paroles entendues qui l’ont marqué, son histoire, ses choix de jouissance que le patient découvre, explore, modifie, rectifie, dans le colloque singulier avec le psychologue. C’est dans la confiance de ce dialogue privé que les patients confient des choses qu’ils n’avaient jamais dites à personne, des choses qui agissaient à leur insu et qu’ils découvrent en les disant ; c’est dans le cadre confiné de cette rencontre de parole inédite que les patients cheminent dans la compréhension et l’élucidation de leurs symptômes, qu’ils questionnent le tragique de l’existence jusqu’au point le plus intime du sentiment de la vie. Dans le champ thérapeutique qui est le nôtre, « le cas » ne correspond pas à un individu statistiquement susceptible d’être répertorié, mais à un être livré aux aléas de son désir que l’éthique du bien-dire réintroduit dans son histoire et son destin, faisant le pari qu’il pourra ainsi échapper à certaines de ses déterminations. Le sujet du désir est hors norme, polysémique, changeant, et inclassable, il se faufile et ne se lit que de l’énonciation dans la relation transférentielle, c’est pourquoi il est incompatible avec le dossier médical partagé.

Nathalie Georges : Finalement, comment vois-tu les problèmes actuels ? Qu’est-ce qui a changé dans la formation et dans la pratique à l'hôpital et en libéral ? Et qu’est-ce qui reste précieux dans les ouvrages que tu as publiés ?

C. D. : Ces questions sont très importantes. Les deux ouvrages auxquels tu fais référence ont été publiés en 2011 (pour leur réédition). Il y a à peine une quinzaine d’années. Ils ont connu un grand succès, se révélant aujourd’hui encore utiles à tous ceux qui souhaitent se former à la clinique. Tout en tenant compte de la spécificité des services présentés, services médicaux ou psychiatriques, les auteurs, tous praticiens expérimentés, démontrent la transversalité de la clinique, c’est-à-dire la conception homogène du sujet, du symptôme, de la causalité et de l’acte propre au psychologue freudien et lacanien, son opérativité dans l’accueil du sujet souffrant et l’instauration du lien thérapeutique de parole. Les ouvrages montrent également la contribution des psychologues à la réflexion des équipes soignantes. On peut lire dans ces ouvrages les enjeux de la clinique du réel, mais aussi les effets de la parole, la clinique de l’instant, la clinique différentielle des événements et phénomènes de corps, la fonction des institutions et de la pratique à plusieurs, ou encore la clinique du « pas de côté » comme le dit très justement Didier Sicard dans sa préface. Ces livres montrent le nouage épistémique, clinique et éthique indispensable à la pratique clinique.

Mais, du point de vue de la place de la clinique dans les institutions de soins, et concernant la référence psychanalytique, voire humaniste, dont sont porteurs ces ouvrages, force est de constater que la situation s’est dégradée rapidement ces dernières années, à l’exception peut-être de certains services médicaux tels les soins palliatifs, mais il faudrait examiner cela plus précisément. Car dans l’ensemble et en l’espace de peu de temps, sous les coups de butoirs dûs aux prétentions du marché, de la physiopathologie du cerveau portée par les neurosciences et des politiques qui s’en font l’écho, on a assisté – et cela s’amplifie – à l’effacement de la clinique – son histoire et ses pratiques – que les savoirs psychiatrique, psychanalytique, psychopathologique, mais aussi philosophique sous-tendaient, emportant avec elle l’éthique du vivant selon laquelle « la béance de l’être humain n’est pas organique mais conséquence logique du discours », comme l’écrivent Philippe La Sagna et Rodolphe Adam dans leur ouvrage Contrer l’universel[6]. Car, il faut rappeler que du point de vue du parasite qu’est le langage, l’humain est intraitable, sauf à supprimer l’espèce humaine. « Le signifiant (…) fait entrer [dans le sujet] le sens de la mort »[7], disait Lacan. La folie, quelles qu’en soient les expressions, est pour tous, inhérente à l’humain. Dans sa rencontre avec un psychologue freudien, le sujet découvre le non-sens fondamental de la vie que chacun a néanmoins pour tâche de subjectiver et cette part obscure située au cœur de lui-même, pulsion de mort ou jouissance, que le travail analytique contre, détourne, réduit ou sublime. C’est à cela qu’œuvrent le psychologue et le psychanalyste en institution et en libéral, indépendamment des discours à la mode qui promeuvent un individu abstrait, transhumaniste, séparé de toute réalité concrète et de tout lien à l’Autre. Le sujet de l’inconscient est trans-individuel, son avenir dépend du monde dans lequel il s’insère, de l’accueil et de la place qui lui sont réservés.

La psychanalyse se préoccupe non seulement du malaise contemporain dans la civilisation, mais aussi de celui de demain, notamment en ce qui concerne le maintien de ses principes et de ses conditions d’exercice. Si les mobilisations des psychologues n’ont pas manqué ces dernières années, ce n’est pas par esprit révolutionnaire ou seulement parce que cette profession serait depuis sa création une « profession-symptôme » selon le bon mot de Jean-François Cottes[8]. Ce fut toujours, comme l’indiquait très justement Michel Normand dans votre entretien[9], en réaction aux attaques contre les pratiques de parole et les atteintes de la conception humaniste du soin psychique qu’ils revendiquent. Au-delà de la dimension éthique de la clinique, le souci éthique s’est immiscé en nous par notre cure analytique et c’est par la transmission de l’enseignement de Lacan que ce souci se propage, avec détermination.

[1] Doucet C., « Concepts fondamentaux et principes directeurs de l’acte clinique en psychopathologie d’orientation psychanalytique », Psycho-Oncologie, 2014, en référence à : Laurent É., « Principes directeurs de l’acte psychanalytique », intervention lors de l’Assemblée générale du Ve congrès de l’AMP à Rome, 16 juillet 2006, disponible sur le site de l’ECF : causefreudienne.net.

[2] Francesca Biagi-Chai, « Trois questions sur la sismothérapie et l’électroconvulsivothérapie », Lacan Web Télévision, émission du 8 juillet 2022.

[3] Doucet C., « Ruine de la psychiatrie : Lorsque les protocoles de groupe dirigent les soins », Lacan Quotidien, n°898, novembre 2020.

[4] Sicard D., « Penser le monde “après-demain” » : la médecine », Après-demain avec Médiapart, Ateliers de la pensée, animé par Joseph Confavreux, mardi 11 juillet 2017, Festival d’Avignon.

[5] Miller J.-A., « Conversation d’actualité avec l’École espagnole du champ freudien » (I), La Cause du désir, n°108, 2021, pp. 34-55.

[6] La Sagna P. et Adam R., Contrer l’universel, Paris, Éditions Michèle, 2020.

[7] Lacan, J. « Position de l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 848.

[8] Cottes J.-F., « Une politique du désir », Instantanés de l’InterCoPsychos, n°135.

[9] « Trois questions à Michel Normand », en ligne : https://www.psychologuesfreudiens.org/michel-normand.

68 vues0 commentaire
bottom of page