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Il faut beaucoup désirer

Cyril Sautejeau


Le long couloir sombre, étroit, mène au bureau du psychologue, face à lui ses collègues paramédicales… Au premier étage, il est bordé d’un long escalier avec quart tournant d’une extrémité à l’autre un colimaçon donnant sur les cuisines. Il inspire les allers et retours des enfants de l’IME, passant par les coursives, les tours semblant dessiner un circuit pulsionnel mais plus encore…


Ici peut venir un enfant autiste insomniaque poser sa tête dans ses mains sans mot, sans rendez-vous et dormir sur mon bureau le temps que je pourrai – gardien de ce seul sommeil. Un autre enfant viendra se cacher dans un des placards pour échapper à la voix tonitruante comme des coups d’un père imprévu… Et puis ce jeune enfant mutique fera tomber une voiture rouge et répondra à l’onomatopée qui me vient alors « boum badaboum boum boum ». Ce sera son premier mot tâtonné, timide à peine soufflé mais bientôt salué par des éclats de voix et la suite jubilatoire des couleurs dites en inquiétude mais décidée… Un autre enfant sérieusement retourné dans les ex/claves du lien à l’autre viendra chanter des chansons à texte incompréhensible de Baschung. Puis dans les interlignes barrera certains mots pour y mettre les siens, rimes, et plus tard écrira ses propres textes et à mesure trouvera sa place au milieu des autres comme chanteur et graveur de playlist, les autres lui reconnaissant ce talent. Cette vie-là n’a pu être possible car l’accueil qui lui a été réservé le supposait sujet, et son travail une mise en question de la jouissance qui le traversait.


Mais pour cela, il faut avoir une idée du prix à payer d’être libre du lien à l’autre, de ses effets de déréliction, d’éclatements de corps, voire de son absence spéculaire, de persécution, et pouvoir ainsi accueillir un enfant qui chemine hors du sens commun. Et ce n’est pas sans difficulté.


Nous sommes très loin des soucis de mise au pas normatif des méthodes scientistes qui ont envahi l’IME de leurs discours. Tout se passe encapsulé dans la boîte crânienne où le neurone trône en cause de toute chose. L’Autre est relégué au rang d’exécutant des gestes rééducatifs (abrasion des comportements « problèmes », autant dire tous les comportements qui gênent la bien pensance). Toute relation est sommée d’être protocolisée, évaluée bien sûr, cotée selon les règles exigées des ARS au gré du manuel SERAPHIN PH[1] dont vont dépendre les financements des établissements. C’est-à-dire une tarification à l’acte comme à l’hôpital dont on connaît les dérives choisissant de ne plus accueillir des patients aux pathologies complexes et peu rémunératrices !


Mais le détail de ce manuel laisse songeur. Un exemple, une personne en situation de handicap (ou avec handicap, les signifiants changent tellement souvent que plus personne ne sait comment les nommer) pratique une religion. Les éducateurs devront en coter l’exercice pour avoir comme objectif (toujours annuel) une parfaite autonomie religieuse. Il faudra probablement reléguer l’acte éducatif au comptage des génuflexions ou répétitions des « je vous salue Marie », mais l’autonomie étant le fin mot du travail avec ces enfants, je me demande comment ils pourront conquérir leur monde, place, ou salut en étant traités comme des isolats, coupés d’intervenants au désir incarné, c’est-à-dire impur, quand les politiques com-portementalistes proposent l’asepsie des liens. Pour s’en rendre compte, il n’y a qu’à regarder les vidéos de ces méthodes sur YouTube, promotion du défilé militaire de sujets vidés mais répondant aux demandes au doigt et à l’œil.

Ce qui est demandé de désaffection de la part des intervenants ressemble fort à ce que René Spitz a découvert dans les hospices roumains d’un autre temps. Nous savons les effets délétères sur la construction de la subjectivité d’un enfant sans lien précoce, sans un désir qui ne soit pas anonyme…

Mais ça qui le sait aujourd’hui ?


[1] Services et Établissements : Réforme pour une Adéquation des financements aux parcours des Personnes Handicapées.

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