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Là où le psychologue rend les armes






Une invitation remarquable faite à George A. Miller

Dans l’expérience du robinet de Piaget, Lacan pointe avec humour le déficit de ces recherches psychologiques : « Le psychologue rend les armes[1] ». C’est alors qu’il cite un psychologue américain, professeur de psychologie aux universités de Harvard et Princeton, dont les travaux de recherche ont contribué à fonder la psychologie cognitive, et, ô surprise, c’est pour nous faire connaître un chercheur américain distingué, du nom de George Armitage Miller[2] (1920 Charleston-2012). Ce brillant chercheur obtient un diplôme supérieur en histoire et en discours en 1940 et, un an plus tard, en 1941, il obtient une maîtrise dans la même région, deux diplômes au programme de l'Université de l'Alabama. Dans le cadre de ses activités au sein de celle-ci, G. A. Miller a collaboré au sein du bras de communication de l'armée américaine (Army Signal Corps) pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1943, il a conduit une enquête militaire sur l'intelligibilité de la parole et du son – on sait combien la transmission compte dans les guerres – et il a repris ces thèmes des années plus tard, dans ses études en psycholinguistique. On notera au passage la robustesse de la formation de ce psychologue, que Lacan lit lorsqu’il est dans la phase ascendante de sa carrière ; c’est, en effet, un quart de siècle plus tard que nous retrouvons G. A. Miller, alors au faîte de sa carrière : toujours professeur et chercheur dans l’université de l’Alabama, il enseigne aussi au célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT) et à la Rockefeller University, où il a mené à partir de 1979 ses activités académiques à l’Université de Princeton, qui l’a nommé professeur émérite en 1990. De même, il était membre de la prestigieuse Académie américaine des arts et des sciences et de la National Academy of Sciences. Il a également été cofondateur (avec Jérôme S. Bruner) du Centre for Cognitive Studies de Harvard, en 1960, et il a participé à la création du laboratoire de sciences cognitives de Princeton en 1986.

Grâce à ses théories sur la mémoire à court terme, Miller est reconnu comme l'un des fondateurs des sciences cognitives et des neurosciences cognitives. Il a aussi donné des contributions pertinentes en psycholinguistique et en études de la communication humaine, qui lui ont valu le prix de contribution exceptionnelle à la psychologie décerné par l'American Psychological Association (APA).

Pendant les années où G. A. Miller était chercheur en psychologie (entre 1920 et 1950), le paradigme comportemental était en vogue. Le behaviorisme maintenait que l'esprit ne pouvait pas être étudié scientifiquement, car ce n'était pas une entité dont la réalité était observable.

G. A. Miller, quant à lui, a soutenu que le paradigme comportemental pourrait être très limitant. De son point de vue, les phénomènes mentaux pourraient être un objet d'étude légitime pour des recherches empiriques en psychologie. On lui doit donc l’ajout du C qui signifie cognitif au sigle TCC.

Il a mené des études en mémoire à court terme, car il s’intéressait à la possibilité de mesurer la capacité de l'esprit à établir des canaux de traitement de l'information. Grâce à ses recherches, il s'est rendu compte que les gens pouvaient associer de manière fiable entre quatre et dix stimuli continus. Par exemple des bruits, des longueurs de lignes ou une série de points. Les personnes pouvaient rapidement identifier le stimulus tant qu'il y en avait sept ou moins et conserver entre cinq et neuf éléments dans la mémoire immédiate.

Avec cela, il a développé l'une de ses plus grandes propositions : la mémoire à court terme de l'être humain n'est pas illimitée, mais a la capacité générale de stocker jusqu'à sept informations. De même, cette capacité peut être modifiée en fonction de la manière dont les processus ultérieurs sont effectués, comme recodage de l'information.

Ce qui précède est reconnu à ce jour comme l’une des hypothèses de base du traitement de l’information, précisément parce qu’il maintient que la mémoire humaine ne peut capturer efficacement que sept unités à la fois (plus ou moins deux informations supplémentaires). Par exemple, ce dernier se produit quand on doit faire la distinction entre différents sons, ou lorsque nous devons percevoir un objet à travers un regard déguisé ou très rapide.

Les propositions de G. A. Miller ont eu un impact significatif sur les recherches ultérieures en psychologie cognitive, qui conduit à développer et valider des tests psychométriques pour l'étude de la mémoire et d'autres processus cognitifs.

De même, cela a permis de généraliser l'idée qu'il est important de limiter le nombre d'éléments présentés à une personne lorsque l'on souhaite conserver certaines informations (par exemple les chiffres d'un nombre ou le nombre de stimuli constituant une présentation, etc.)[3].

Lors des expériences avec les enfants, G. A. Miller dira : « C’est fort intéressant de noter tout ce que l’enfant articule, mais il me semble à moi, dit ce psychologue, que la seule chose intéressante, ce serait de savoir – What of that he knows ?, qu’est-ce qu’il en sait, l’enfant, de ce qu’il vous dit ? Or, justement, la question, c’est qu’il ne sait pas ce qu’il dit, et il est très important de noter qu’il le dit tout de même. Il dit déjà ce qu’il saura ou ne saura pas plus tard, à savoir les éléments du complexe d’Œdipe[4] ».

Cette citation est extraordinaire car Lacan a pris avec lui un morceau de G. A. Miller, sans y mettre de guillemets, si bien qu’on sait où commence la citation, mais on ne sait pas où elle s’arrête : c’est du continu entre G. A. Miller et Lacan ! G. A. Miller a-t-il seulement su que Lacan l’avait cité ? En tout cas, il ne semble pas qu’il soit allé voir du côté de la psychanalyse en train de se réinventer. Plutôt a-t-il persévéré dans ses recherches, menées avec des individus, un-dividus se valant tous et tous interchangeables, car fondus dans une cohorte, et non avec des sujets singuliers.

Retour à Piaget

Ce que dit Lacan dans cette leçon nous permet de saisir ce qui se joue aujourd’hui avec les enfants dits « dys », car il montre qu’à ne pas se poser la bonne question, confondre savoir et connaissance, sujet de la parole et objet du chercheur, on rate l’essentiel de ce pour quoi on s’est engagé dans telle recherche.

On peut dire que si Piaget, comme Lacan, se confronte à la question du réel et à son traitement, Piaget, lui, recherche l’appui de la science et des mathématiques, tandis que Lacan, dont l’hypothèse de travail et la perspective sont structurales (et non développementales), fait cas de la voie d’accès au réel qu’est l’angoisse, en tant qu’elle est un affect du sujet. C’est pourquoi Lacan nous invite à accueillir tout enfant comme un chercheur, qui a, lui, les réponses et attend qu’on lui pose les bonnes questions.

N’est-ce pas le devoir qui revient à la psychanalyse aujourd’hui pour s’orienter dans la clinique, pour s’orienter tout court ? Comme le dit Éric Zuliani, « mieux vaut compter sur le réel de votre vie que sur le sens commun dont la psychologie n’a jamais cessé de faire l’idéologie[5] ».



[1] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 336.

[2] Wikipedia, article « George Armitage Miller », disponible sur internet.

[3]« George Armitage Miller: biographie d'un pionnier de la psychologie cognitive », Site « Yes, therapy helps », 11 août 2023, disponible sur internet.

Certaines de ses œuvres les plus importantes de George A. Miller sont Langue et communication de 1951 ; Plans et structure de comportement de 1957 et « Le nombre magique sept, plus ou moins deux : quelques limitations dans notre capacité à traiter l'information » [1956], qui est peut-être l’ouvrage qui a marqué ses débuts en tant que psychologue cognitif prestigieux.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 336.

[5] Cf. Zuliani É., à la Section clinique d’UFORCA-Nantes le 07/07/2017 : « S’orienter sur le réel de la vie ».


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