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Penser la psychologie avec Georges Canguilhem




Soline Massart 2024
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Indiquer que Georges Canguilhem était critique à l’égard de la psychologie serait un euphémisme. Dans sa conférence « Qu’est-ce que la psychologie ? » [1] prononcée au Collège de Philosophie à Paris, il qualifie l’efficacité du psychologue de « discutable ». Il souligne ainsi que « tant que preuve n’est pas faite qu’elle est bien due à l’application d’une science » [2], l’efficacité du psychologue restera « mal fondée ». Mais sa critique, opposée en cela à la démarche de Daniel Lagache [3], s’accompagne d’un travail de distinction des différents courants de la psychologie. Canguilhem remarque en effet que « cette unité ressemble davantage à un pacte de coexistence pacifique conclu entre professionnels qu’à une essence logique, obtenue par la révélation d’une constance dans une variété de cas » [4] .

Il s’attèle dans un premier temps à distinguer la psychologie expérimentale de la psychologie clinique. D’emblée, il cible un problème essentiel : la psychologie expérimentale ne se limite pas au sujet humain. Alors, y a-t-il « continuité ou rupture entre langage humain et langage animal, société humaine et société animale ? » [5]. Lacan, dans son premier séminaire public, n’a pas manqué de s’y pencher [6]. Il interroge dans ce début d’enseignement ce qu’est la parole et quel en est le contour. À partir des aventures d’Ulysse et de ses compagnons transformés en pourceaux, il questionne : « À quoi reconnaître qu’un grognement qui nous parvient de ce volume soyeux accumulé dans l’espace clos de la porcherie est une parole ? » [7] . Et il nous indique ceci qu’« une parole n’est parole que dans la mesure exacte où quelqu’un y croit » [8] . Canguilhem ne se méprenait pas quant à l’importance de sa question, car dans la réponse de Lacan, on retrouve ceci d’essentiel à la posture du clinicien qu’il a à entendre l’autre de façon tout à fait sérieuse, c’est-à-dire qu’il croit en cette parole qui lui est adressée ; c’est peu de dire que si on dégage là le problème de la psychologie expérimentale, c’est sur ce même point que se fonde la psychologie clinique. 

Canguilhem poursuit la recherche de l’essence de la psychologie en étudiant « la psychologie comme science naturelle », qu’il rapporte à la conception antique de l’âme comme « forme du corps vivant ». Il se penche ensuite sur « la psychologie comme science de la subjectivité » [9] et ne manque pas de saluer le travail de Freud, créateur de la « psychoanalyse ». Cette seconde approche de la psychologie, avec Freud, produit un premier renversement : Canguilhem souligne que l’on est passé d’une conception « positive » du psychisme pouvant être étudié comme un organe à part entière, à une approche qui « ne se réduit pas à la science de la conscience » [10]. On éprouve ainsi le poids épistémologique de la découverte freudienne de l’Inconscient, qui n’est pas sans conséquences sur le cours de l’histoire de la psychologie.

Canguilhem s’intéresse ensuite à « la psychologie comme science des réactions et du comportement » [11]. Il marque alors une nette scission avec les deux approches précédentes : la psychologie comportementale se soustrait à toute étude philosophique sur l’Homme pour en extraire des comportements isolés, objectifs, et mesurables. Le psychologue comportementaliste fait ainsi l’économie de la découverte freudienne, mais aussi de toute incidence de la nature de l’Homme, c’est-à-dire qu’il est un être de langage qui ne peut se contenter des théories de la communication. Canguilhem note alors que cette approche induit un second renversement : « L’intelligence n’est plus ce qui fait les organes et s’en sert, mais ce qui sert les organes » [12]. Ce changement de perspective permet de situer la tendance utilitariste de cette psychologie où « la nature de l’homme est d’être un outil, sa vocation c’est d’être mis à sa place, à sa tâche » [13] . Il n’est ici plus question d’une approche clinique auprès d’un sujet en souffrance, mais de l’analyse d’un expert sachant où orienter son semblable selon un « déterminisme statistique » supposé sans faille. Les comportements de l’Homme sont identifiés, mesurés et situés indépendamment de toute pensée sur l’Homme, et indépendamment de ce que cet homme peut bien en dire. Le psychologue orienté par la psychologie comportementale s’autorise à donner à sa discipline le statut de science, que Canguilhem nie dès le début de son texte, sous couvert de ce détachement à la philosophie. Il apparaît cependant que se soustraire à la pensée et au sens n’est pas un attribut scientifique.

Canguilhem conclut par une mise en garde : « quand on sort de la Sorbonne par la rue Saint-Jacques, on peut monter ou descendre ; si l’on va en montant, on se rapproche du Panthéon qui est le Conservatoire de quelques grands hommes, mais si l’on va en descendant, on se dirige sûrement vers la Préfecture de Police » [14]. Autrement dit, le psychologue testeur, à trop vouloir le pouvoir de diriger l’Homme se retrouve bel et bien sur la pente glissante de la position d’inspecteur de police, vérifiant que chacun est bien à la bonne place et que l’ordre règne. Dans sa pratique, le psychologue est sans cesse au carrefour de la clinique, du social et de la politique. 

Canguilhem invite le psychologue orienté par la psychanalyse à continuer à penser sa pratique, sa clinique et la théorie. Il reste un appui vivifiant pour ne pas méconnaître les enjeux contemporains des demandes auxquelles nous avons affaire et, finalement, encourage le clinicien à persévérer dans son attention en écoutant la parole d’un sujet, et en faisant l’effort de s’y repérer pour s’orienter de son dire. 


[1]  Canguilhem G., « Qu’est-ce que la psychologie ? », Revue de métaphysique et de morale, n°1, 1958.

[2]  Canguilhem G., « Qu’est-ce que la psychologie ? », pp. 365 – 381, dans Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, 1994, Librairie Philosophique J. Vrin, p. 365.

[3]  On peut citer de ce psychologue contemporain de Georges Canguilhem, l’ouvrage L’unité de la psychologie paru en 1949 et issue de la leçon inaugurale à la chaire de psychologie générale de l’université de Lettres de la Sorbonne. 

[4]  Ibid., p. 366.

[5]  Ibid., p. 367

[6]   Cf. Lacan, Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975.

[7] Ibid., p. 264.

[8]  Ibid.

[9] Canguilhem G., « Qu’est-ce que la psychologie ? », op.cit., p. 369.

[10]  Ibid., p. 375.

[11] Ibid., p. 376.

[12] Ibid., p. 378.

[13] Ibid., p. 378

[14] Ibid., p. 381




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