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L'inconscient taylorien des machines administratives





« La découverte – prométhéenne – de Freud a été une telle action ; son œuvre nous l’atteste ; mais elle n’est pas moins présente dans chaque expérience humblement conduite par l’un des ouvriers formés à son école »[1]. L’ouvrier mentionné ici par Jacques Lacan, c’est celui qui se rattache encore à une œuvre, l’œuvre freudienne, et nous sommes en 1953. 

L’année précédente, en 1952, naissait le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) avec une soixantaine de diagnostics organisés en familles et sous-familles de maladies, permettant aux psychiatres de disposer de codes des maladies, ainsi communicables aux assurances et aux gouvernements. La dernière édition compte, elle, quelques 300 troubles mentaux.[2] Les universitaires notent que la dernière Classification Internationale des Maladies (CIM 11), publiée par l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) utilise maintenant des classifications similaires, indiquant une standardisation en cours. [3]


Plusieurs années auparavant encore, en 1911, est publié aux États-Unis, puis en 1912, en France, le livre de Frederick Winslow Taylor, Principes d’organisation scientifique. Ce livre peut servir d’analyseur de l’actualité à laquelle se confrontent les psychologues. Simone Weil relève en ce temps-là [4]comment le prestige de la méthode est rehaussé par la référence à la science. Quelle réussite ! « Le pouvoir des mots est très grand, écrit-elle, et on s’est beaucoup servi [….] de l’expression « organisation scientifique du travail parce que le mot « scientifique » a encore plus de prestige que le mot rationnel ». Aujourd’hui nous avons une école qui s’appelle Sciences Po, autrement dit, Sciences Politiques, s’étonne-t-on de l’inanité d’une telle appellation ?

La division taylorienne du travail, c’est d’abord « la décomposition technique de la production d’une marchandise, tâche élémentaire par tâche élémentaire, associée à une redistribution de chacune de ses tâches à des individus différents ».[5] C’est ce à quoi vient correspondre, dans notre actualité, l’émiettement de la psyché du sujet en trois cent troubles, en voie de standardisation par ces deux organismes et sur lesquels se calent les administrations nationales, régionales, et locales de la santé. La répartition des troubles par type de spécialistes n’est pas encore systématisée, mais certaines psychologies et donc certains psychologues se sont déjà spécialisés pour telle ou telle classe de troubles. Le mouvement de division du travail n’est-il pas là déjà en marche ? 

Enfin, dans la fabrication de l’objet, il y a la division taylorienne entre sa conception et sa méthode de réalisation, et sa production. Entre « l’analyse basée sur une étude exacte et minutieuse des mouvements et des temps »[6] (le nombre de séances de MonSoutienPsy, le coût d’une séance, bientôt sa durée ?), lois scientifiques qui ne doivent plus être laissées au bon vouloir de l’ouvrier, mais étudiées par la direction (ici les organismes de Santé publique), et la production de l’objet, dans notre cas l’administration du « soin psychique ». Cette technicité renvoie au rituel, équivalent de celui que Lacan soulignait chez les psychanalystes américains comme «rituel technique qui se valorisait à mesure de la dégradation des objectifs ». [7] Ici, chez nos administrateurs, aucune culpabilité sur ce point, puisque l’objectif est budgétaire ! Mais ce qui est sinistré dans tous les cas, c’est la parole, celle du sujet, autant que celle du praticien. Dans cette situation, l’énergie que dégage le rapport à la cause freudienne est le moteur politique nécessaire pour se désincarcérer de cet étau mortifère que constituent la myriade d’organismes qui interfèrent dans le champ de la santé mentale, associée à l’aveuglement de la plupart des politiques.



[1] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.242 

[2] Radio Canada, « Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, la bible de la psychiatrie américaine », disponible sur internet

[3]  First M. B., « Classification et diagnostic des maladies mentales », disponible sur internet.

[4]  Weil S., La condition ouvrière, Paris, Folio, 2017, p.309. 

[5]  Salvat C., « Division du travail », Dictionnaire des usages socio-politiques (177à-1815), Fascicule 7, Paris, Ed Champion, 2003, p.46

[6] Taylor W-T, Principes d’organisation scientifique, Paris, Ed Hachette/Bnf, 1927, p.33

[7] Lacan J., « Situation de la psychanalyse en 1956 », Écrits, Op. Cit., p.464




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