Dans la leçon du 12 juin 1963 de son Séminaire X, L’Angoisse, Lacan après avoir énoncé « L’angoisse gît dans le rapport fondamental du sujet à ce que j’ai appelé jusqu’ici le désir de l’Autre », aborde dans cette leçon la question de la causalité, et critique l’expérience dite du robinet du professeur Piaget. Cette « fonction de la cause est repérable dans les données premières du champ où s’est engagée la recherche, à savoir le champ du symptôme »[1], et notamment celui de l’obsessionnel lorsque celui-ci se trouve entravé dans son fonctionnement. Lacan prend l’exemple, « Va faire ceci ou cela, va vérifier que la porte est fermée, ou le robinet… ». Quand l’obsessionnel ne peut réaliser les actes compulsifs, les gestes commandés par ses voix intérieures, l’angoisse apparaît. Pour Jacqueline Dhéret, « Le sujet obsessionnel semble se présenter avec un désir mort, mais la clinique nous enseigne que c’est une défense au regard de la sensation du désir de l’Autre qui le plonge dans une angoisse débordante et de la jouissance du corps, qui l’effraie ».
Piaget et son robinet
Lacan fait justement référence aux travaux de Piaget – précurseur et patron des cognitivistes et des comportementalistes – sur la psychologie enfantine et en particulier l’étude mentionnée dans son ouvrage intitulé Le langage et la pensée chez l’enfant, paru en 1923[2] et qui a fait plancher des générations d’étudiants en psychologie, et pas seulement eux. Le théoricien se sert d’une expérience de transmission d’une explication de l’enfant à un autre enfant pour déceler ses capacités de compréhension selon son âge. On rentre donc dans le champ des explications. Pour Lacan, « l’essentiel de l’erreur est de croire que la parole a essentiellement pour effet de communiquer, alors que l’effet du signifiant est de faire surgir dans le sujet la dimension du signifié »[3].
Piaget démontre comment se construit la compréhension chez l’enfant. Il utilise le schéma d’un robinet, et à partir de ce dessin, propose une explication à un premier enfant – « Tu vois le petit tuyau ici, il est bouché, ce qui fait que l’eau qui est là ne peut pas passer au travers et venir couler ici ...» [4]. L’enfant ne répète en aucune manière au deuxième enfant ce qu’il avait répété auparavant à Piaget. Il en conclut que l’enfant a évité ce qu’il a compris. En réalité, dit Lacan, ce n’est pas parce qu’il a répété qu’il a compris. Et il ajoute que Piaget n’a pas donné plus d’explications sur le robinet. Or un robinet, c’est important, c’est fait pour fermer. L’enfant ne répète pas ce que Piaget a dit. Lacan, d’une part, met l’accent sur l’effet du robinet (le robinet, c’est quelque chose qui ferme) et d’autre part, sur le résultat du robinet (grâce à un robinet on peut remplir une cuvette sans qu’elle déborde). D’ailleurs, il précise : « Chez un enfant de l’âge de ceux que nous désigne Piaget, ce qui se produit en présence d’un robinet, c’est un irrésistible type d’acting out […]. Moyennant quoi, le robinet se trouve une fois de plus à sa place de cause, cette fois au niveau de la relation phallique »[5].
Ainsi, Piaget passe-t-il à côté de la chose, dit Lacan. Ce qui est captivant pour un enfant dans un robinet comme cause, ce sont les désirs que le robinet provoque chez lui, c’est-à-dire l’envie de faire pipi. Les enfants, quand l’eau coule, ont envie de faire pipi ; eh bien le robinet, cela permet de fermer. Le robinet est en position de cause au niveau de la relation phallique.
Lacan critique Piaget pour son côté normatif et réducteur. Pour lui, quand on reçoit un enfant et qu’on accorde de l’attention à ses dires singuliers, cela passe par l’éthique de la parole du sujet de l’inconscient, dans la rigueur et la responsabilité de chacun.
On passe ainsi du champ des explications comme avec l’exemple du robinet, au champ des histoires quand Piaget transcrit l’histoire de Niobé, un récit simplifié pour ses expériences, que Lacan souligne « comme un pur scandale, car il ne semble pas lui venir à l’esprit qu’il y a ici un mythe »[6]. Il en arrive à la thèse qu’il y a histoire et histoire, et que s’il y a parfois érosion de compréhension, le fait important est justement que, pour les mythes, il n’y a pas de déperdition. Lacan dira : « Piaget constate lui-même, à sa grande surprise, qu’il y a un contraste énorme entre les explications et les « histoires », terme que je mets entre guillemets. Il est très probable que si les histoires confirment sa théorie de l’entropie de la compréhension, c’est justement parce que ce ne sont pas des histoires, et que si c’étaient des histoires, de vrais mythes, il n’y aurait probablement pas cette déperdition »[7]. Et il ajoute après digression : « Je reviens à mes explications à moi, et à la remarque de Piaget que, malgré le fait que l’explicateur explique mal, celui auquel on explique comprend beaucoup mieux que l’explicateur ne témoigne, par son insuffisance d’explication, avoir compris ». Autrement dit, il se pourrait qu’il y ait une « âme du récit » que l’enfant est apte à saisir et qui serait justement de la consistance même des vrais mythes.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p.323.
[2] Piaget J., Le langage et la pensée chez l’enfant, Delachaux & Niestlé, 1923.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 330.
[4] Ibid., p. 331.
[5] Ibid., p. 335.
[6] Ibid., p.332.
[7] Ibid., p. 333.
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