En 1928, Georges Politzer, jeune professeur de philosophie, publie Critique des fondements de la psychologie. Dans ce texte, l’auteur soumet à une réflexion critique les conceptions fondamentales de la psychologie classique, à partir de l'œuvre freudienne. Selon lui, « la psychanalyse constitue la première phase de la rupture avec l’idéal traditionnel de la psychologie[1] », qui jusque-là étudiait « les processus psychologiques » en termes mécanistes. En s’appuyant sur l’enseignement de la psychanalyse, il s’agira d’étudier ce que celle-ci peut apporter à la psychologie. Ce que Politzer reproche à la psychologie classique est d’appréhender les faits psychologiques par une démarche qu’il qualifie « d’abstraite », c’est-à-dire de les « concevoir comme des entités en soi, au sens propre du mot ; de les réaliser en dehors de la personne dont ils sont les manifestations[2] ». C’est une méthode à « la troisième personne[3] ».
La démarche freudienne introduit une véritable rupture quant à cette méthode, en cherchant la compréhension des faits psychologiques en fonction du sujet. «Freud ne fait intervenir dans l’explication que des faits individuels, empruntés à l’expérience du sujet en question[4]». Contrairement à la psychologie classique dont la démarche fondamentale est l’abstraction, pour Politzer, la psychanalyse prône une orientation vers le concret. Il s’appuiera sur le célèbre ouvrage de Freud, L’interprétation des rêves, pour « démontrer que l’invention freudienne a ouvert une voie royale et inédite vers une démarche concrète, fondée en raison, véritable antidote à la psychologie formelle et abstraite[5] ». Jusqu’à Freud, les théories organiques comme les théories psychologiques du rêve sont du côté de l’abstraction car « elle recherche, en effet, des processus pour ainsi dire “autonomes”, parce qu’ils sont décrits, non pas en termes d’actions de la première personne, mais en termes de mécanisme[6] ». Au contraire, pour Freud, le rêve ne peut être appréhendé qu’à partir du sujet qui le rêve, « c’est en le rattachant au sujet dont il est le rêve qu’il veut lui rendre son caractère de fait psychologique[7] ». Cette conception ne s’applique bien évidemment pas qu’aux rêves, mais est partout présente dans la psychanalyse. La compréhension des faits psychologiques en psychanalyse ne s’attrape qu’à partir de ce qu’en dit le sujet.
C’est cette conception, au plus proche de ce que vit le sujet et de ce qu’il peut en dire, que Politzer qualifie de « concrète ». C’est en ne quittant jamais le plan de l’individu en particulier qu’un « savoir véritable » pourra advenir et produire des effets dans la « vie concrète[8] » de l’individu. Pour Politzer, si l’on départicularise le fait psychologique, c’est-à-dire qu’on le détache de l’individu qui le vit, « le savoir obtenu n’est d’aucune utilité pour la compréhension d’un cas concret[9] ».
À l’heure où la pratique des psychologues orientés par la psychanalyse est particulièrement attaquée, la différence qu’introduit Politzer entre psychologie abstraite et psychologie concrète est d’une grande actualité et nous donne de précieux arguments pour soutenir la pertinence de la psychanalyse dans le traitement de la souffrance humaine. Le champ de la psychologie tend aujourd’hui à se réduire à la « neuropsychologie », logeant toute causalité dans le cerveau. Les faits psychologiques sont désormais réduits à des troubles déconnectés du sujet lui-même. En supposant des causes biologiques, l’explication se réduit à un processus sans sujet. Pour Politzer « enlever au fait psychologique son sujet qui le sous-tend, c’est l’anéantir en tant que psychologique[10] » et cela ne peut conduire qu’à « une mythologie[11] ». Pour la psychanalyse, c’est à partir de la parole du sujet sur ce qu’il vit qu’un savoir pourra émerger. C’est sur ce savoir concret car particularisé que le sujet pourra s’appuyer pour mieux se débrouiller dans la vie.
Politzer nous permet de saisir encore mieux de quoi la volonté de paramédicaliser la profession de psychologue est le corrélat.
[1] Politzer G., Critique des fondements de la psychologie, Paris, PUF, 1968, p. 23.
[2] Ibid., p.40.
[3] Ibid., p.38.
[4] Ibid., p.57.
[5] Alberti C., «Rien de plus concret que le rêve, son usage, son interprétation», La Cause du désir, n°104, Paris, mars 2020, p.35.
[6] Ibid., p.40.
[7] Ibid., p.39.
[8] Ibid., p.71.
[9] Ibid., p.72.
[10] Ibid., p.46.
[11] Ibid.
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