Jacques Lacan a pu dire du langage qu’il est un parasite : « Le langage est un parasite auquel il est possible de coordonner […] du refoulé primordial, de l’Urverdrängt […] comme trou au centre du langage »[1]. Cette structure à trou est ce qui caractérise l’homme à la différence de l’animal. Un parasite est ce qui se nourrit de son hôte et qui vit grâce à lui. S’agissant, au-delà de cette structure, de la langue parlée et écrite, le linguiste Salikoko S. Mufwene, professeur au Collège de France, nous sensibilise à l’une de ses propriétés : « Tout comme les virus, les langues s’adaptent à leur porteur »[2], dit-il.
Ces jours-ci l’Agence Régionale de Santé, par le moyen de son interface, l’Agence Numérique de Santé, convertit les numéros Adeli des 98 502 psychologues en numéros RPPS (Répertoire Partagé des Professionnels de Santé)[3], intégrant ainsi plus d’une vingtaine d’autres professions[4]. « Les langues n’ont pas de vie indépendante de leurs locuteurs, continue S. S. Mufwene, comme les virus, nous les transmettons d’une personne à l’autre, ou surtout nous les apprenons des personnes avec lesquelles nous interagissons ». Ainsi le syntagme « professionnel de santé », à ce jour encore indéfini, car il comprend aussi les professionnels de santé publique[5] dont l’exercice est réglementé, va-t-il être l’objet, n’en doutons pas, d’interactions démultipliées dans les organismes et les institutions publiques. Car, comme les langues nationales dont parle ce linguiste, la langue administrative, bureaucratique est, elle aussi, virale. Mais, contrairement à elles, alors qu’il souligne leur souplesse, leur « perméabilité aux éléments étrangers », ce n’est pas le cas de la langue bureaucratique. Viktor Klemperer, dans le champ politique, en a témoigné à sa façon dans son autobiographie. Ainsi le 2 octobre, il relate comment, pour ainsi dire, il est contaminé : « Une expression qu’on n’arrête pas d’entendre depuis quelques années, me passe par la tête ; « Allez savoir ce qui se joue », expression dont il donne la raison : « La politique est devenue plus que jamais le jeu secret d’une poignée de gens »[6]. Sa rigidité, sa dévitalisation, la langue administrative la tient de l’inflexibilité du management moderne de ces institutions ; le locuteur qui évolue et travaille dans ces milieux professionnels se retrouve soudé, à son insu, à ces mots qui le dépayse – au sens où on dépayse un procès juridique dans une autre juridiction – de sa langue propre. Ainsi la langue peut-elle se trouver être le premier véhicule d’une rectification des esprits, y compris dans les champs politique connexes.
[1] Lacan J., « Le phénomène lacanien », Les cahiers cliniques de Nice, n°1, Nice, Juin 1998, p.22
[2] Mufwene Salikoko S., Entretien avec Emmanuelle Picaud ; https://www.college-de-france.fr/fr/actualites/tout-comme-les-virus-les-langues-adaptent-leurs-porteurs
[3] Georges-Lambrichs N., L’administration française, son originalité, ses pouvoirs et leurs limites, https://www.psychologuesfreudiens.org/post/ladministrationfran%C3%A7aise
[4] « La démographie des professionnels de santé », disponible sur internet.
[5] « Qui sont les professionnels de santé », disponible sur internet. Les professions médicales : médecins, odontologistes, chirurgiens-dentistes et sages-femmes (art. L4111-1 à L4163-10) ; les professions de la pharmacie et de la physique médicale : pharmaciens d’officine (exerçant en ville) et hospitaliers et physiciens médicaux (art. L4211-1 à L4252-3) ;les professions d’auxiliaires médicaux : aides-soignants, auxiliaires de puériculture, ambulanciers, assistant dentaires, infirmiers, masseurs-kinésithérapeutes, pédicures-podologues, ergothérapeutes, psychomotriciens, orthophonistes, orthoptistes, manipulateurs d’électroradiologie médicale, techniciens de laboratoire médical, audioprothésistes, opticiens-lunetiers, prothésistes, orthésistes, diététiciens (art. L4311-1 à L4394-4),
[6] Klemperer V., Mes soldats de papier, journal 1933-1941, Paris, Seuil, p.413.
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