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Pour un débat clinique démocratique



Dominique-Paul Rousseau
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La requête pour l’annulation de l’arrêté du 10 mars 2021[1] déposée par les Psychologues freudiens au Conseil d’État le 5 mai 2021 a été rejetée.

Plus récemment, en cette période de projet de loi de financement de la Sécurité sociale, des amendements visant le dispositif « MonPsy » que nous appelons à boycotter, n’ont pas abouti.

Sur le plan politique, nous allons continuer à faire connaître, le plus largement possible, le choix que nous avons fait : c’est le choix de la cause analytique, via toutes sortes d’actions en cours et toutes celles qui restent à concevoir et mener à bien.

Néanmoins, tous les jours, dans nos institutions où la pression de « la volonté neuro »[2] ne cesse de monter, que faire ? Que faire pour que ces trois modes de la négation mis en lumière par Freud et Lacan – refoulement, dénégation, forclusion – ne soient pas à leur tour déniés ou forclos, mais considérés et pris en compte au quotidien dans les pratiques soignantes ?

Dans les lieux de soins psy, la psychanalyse constitue – pour combien de temps encore ? – une référence essentielle. Sous couvert de « diversification des orientations », nous avons d’abord assisté à une sorte de dilution généralisée de la clinique, dans un « œcuménisme » psycho-dynamico-analytico-systémique. Cet embrouillamini, qui émerge à partir des années 1980[3], a profité aux dites « neurosciences ». Entre les savants-chercheurs et les habiles (Freud aurait parlé d’une clique), la frontière n’est pas toujours facile à repérer. Or, ce sont ces derniers qui cherchent à appliquer de manière hégémonique le paradigme « neuro » à l’ensemble de la subjectivité humaine. Présentant les différentes psychothérapies (dont la psychanalyse) comme des « outils » possibles au magasin des accessoires, plus ou moins efficaces en fonction des psychopathologies à traiter, ils prétendent actuellement vérifier l’efficacité de chacune grâce à l’imagerie cérébrale anatomo-fonctionnelle[4]. Les données expérimentales, génétiques, épidémiologiques sont arbitrairement comparées, puis mises en concurrence, afin de proclamer les thérapies issues du tout-neuro comme seules capables de fournir des données « scientifiques » sur les soins apportés aux pathologies mentales, décernant des prix d’excellence (aux TCC, majoritairement[5]) et, en creux, un bonnet d’âne (à la psychanalyse). L’expérience et l’expérimentation sont confondues à l’envi, pour le bonheur de ceux à qui cela profite.

C’est donc en toute logique que dans les institutions publiques, hospitalières ou associatives, les équipes sont « invitées » (sinon contrainte[6]) à se former aux « Troubles Neuro-Développementaux », au « spectre autistique », aux TCC, à l’EMDR, etc., pour intégrer un « maillage » territorial animé par une « plateforme de coordination et d’orientation ».

Or, pour le psychologue, le libre choix de ses outils et de son orientation théorique qui est une nécessité fondamentale, inscrite au cœur de son métier et de son code de déontologie, est menacée ; et c’est, non moins, la liberté de choisir la psychanalyse comme boussole pour sa pratique, qui est aujourd’hui en danger.

Pourtant, l’orientation analytique est avant tout une pratique[7] dont l’efficacité est bien là : robuste, logique et démontrée. La psychanalyse a fait et continue à faire inlassablement ses preuves.

Dès lors, comment faire face à cette montagne neurale qui se dresse devant nous, à ce mur de « recommandations de bonnes pratiques » prises à la lettre par nos organismes de tutelle qui rejettent l’abord clinique par l’hypothèse de l’inconscient ?

Ce discours de la maîtrise porte aujourd’hui un nom : « le tout neuronal »[8] ; réductionnisme scientiste qui ne cesse de vouloir résorber tout ce qui rate, tout ce qui cloche, tout ce qui manque, tout ce qui « troue » le savoir. Le neuro-biologisme ambiant qui triomphe dans les administrations de la santé, est un déni du réel en tant qu’« impossible à supporter »[9], ressort de la souffrance psychique du sujet méthodiquement ignoré par la science.

Le dialogue peut donc partout et quotidiennement s’engager.

Même si ce discours scientiste est irrespirable, particulièrement en institution, nous, psychologues freudiens, ne cèderons pas sur l’importance du dialogue – lors des synthèses cliniques et autres réunions professionnelles, lors des formations auxquelles nous participons, lors des échanges formels et informels que nous avons avec nos collègues, quelles que soient leur formation et leur orientation ; il en va de même avec tous nos partenaires, etc. : chaque fois que possible, avec le tact nécessaire et de façon respectueuse pour notre interlocuteur, nous reprenons le cas pour dialoguer en parlant de symptôme plutôt que de trouble ; d’enfant-objet-du-désir-de-l’Autre plutôt que d’« hyperactivité », en évoquant une impossible séparation plutôt qu’un « TDAH », en nous référant à une logique signifiante plutôt qu’à des « schémas mentaux », à l’écoute et à l’interprétation plutôt qu’à la « remédiation cognitive » et à la « psychoéducation », etc.

Psychologues, psychomotriciens, psychopédagogues, orthophonistes, assistants sociaux, éducateurs, enseignants, psychiatres, etc., ne craignons pas d’être cliniciens ! Ne laissons pas les cas nous être présentés comme « représentatifs », « typiques » d’une catégorie diagnostique, ficelés à l’avance dans des évaluations neuro-psy valables pour tous, des comptes rendus chiffrés, des réponses à des questionnaires standardisés, coupés de tout contexte familial et de toute histoire, et surtout sans tenir compte de ce que le patient – quel que soit son âge – et son entourage disent. Chaque fois, réveillons-nous, prenons la parole pour fissurer le discours scientiste ambiant : séparons-nous des prétendues évidences qui pourraient nous fasciner et sachons poser la question inattendue qui fera chanceler les certitudes ; sondons les discours et débusquons le refoulé, le dénié, le forclos dans le bel édifice de science « indiscutable » que prodigue cet Autre supposé tout savoir et qui en fait n’existe pas ! Souvenons-nous que ce roi est nu ! Car il est et restera toujours impuissant face au réel du symptôme qui résiste à tout. Si « C'est pour museler la vérité que le savoir est venu au monde »[10], alors sachons partout et autant que possible susciter le débat démocratique à propos des patients que nous avons la responsabilité de soigner, chacun d’entre nous, depuis un point de vue anti-totalitaire. C’est ainsi que le soin rejoint la liberté, le symptôme, la politique.


[1]. Il concerne une expertise spécifique des psychologues donnant l’exclusivité aux approches cognitivo-comportementales et neuropsychologiques dans le cadre du parcours de bilan et d'intervention précoce pour les 0-7 ans, https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000043328970

[2]. Castanet H., Neurologie versus psychanalyse, Paris, Navarin, 2022, p.9.

[3]. La parution en 1983 de L’homme neuronal, de J.-P. Changeux, abondamment commenté par H. Castanet dans son livre (« Retour sur l’homme neuronal », p. 41-62) , inaugure l’hégémonie du « tout neuro ».

[4]. Cf. Rapport de l’Académie nationale de médecine, Psychothérapies : une nécessaire organisation de l’offre, 18 janvier 2022,

https://www.academie-medecine.fr/wp-content/uploads/2022/02/RAPPORT-Psychotherapies.pdf

[5]. Ibid.

[6]. Cf. Ballongue C., Un point d’allégeance aveugle, news letter psychologues freudiens du 8 avril 2022, sur le cahier des charges de l’ARS Nouvelle-Aquitaine adressé aux CMPP de sa région.

[7]. « La psychanalyse n'est pas une science, c'est une pratique », Lacan J., «Conférences dans les universités nord-américaines : le 2 décembre 1975 au Massachusetts Institute of Technology», Scilicet, n° 6/7, Paris, Le Seuil, 1976, p. 53.

[8]. Castanet H., Neurologie versus…, op. cit., p. 38.

[9]. Lacan J., « Ouverture de la section clinique » + Questions et réponses, texte établi par Jacques-Alain Miller, Ornicar ?, n°9, Paris, 1977, p. 7-14.

[10]. Miller J.-A., « Le banquet des analystes », Orientation lacanienne, cours du 2 mai 1990, inédit.



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