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Que faire de la demande ? Une question éthique ?




Sylvie Rogel
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Dans le cadre de l’analyse des pratiques professionnelles, j’accompagne, en tant que psychologue clinicienne, une équipe qui exerce au sein d’un SAVS (Service d’Accompagnement à la Vie Sociale). Au cours d’une séance de travail, une professionnelle expose une situation qui relève d’une « question éthique », dit-elle. Il s’agit de Mme A., âgée de 40 ans, diagnostiquée TSA (Trouble du Spectre Autistique), présentée par l’équipe sous le signifiant « poly-addict », qui s’adresse au SAVS. Elle souhaite être accompagnée dans ses démarches afin de bénéficier du « suicide assisté », autorisé en Belgique. Les professionnels, pour la première fois, exposés à une demande si « morbide », ne savent comment y répondre. Certains se positionnant pour donner une suite favorable à une demande formulée aussi nettement, tandis que d’autres s’interrogent. Les arguments résonnent en écho avec les questions d’actualité autour de l’accompagnement à la fin de vie et du projet de loi à venir. Pour autant, il convient dans ce cas précis d’amener l’équipe à considérer la question de la demande sous l’angle de la clinique. Que dit cette personne ? Quels sont ses mots ? Entendez- vous une contradiction qui consiste à adresser une demande de « mourir » à un service qui accompagne vers la « vie » sociale ? À partir de mes interventions, la professionnelle référente se remémore les paroles prononcées par Mme A. et entend à postériori un « je souffre ». Il est relevé que Mme A. consulte un CSAPA (Centres de Soin, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie) et une psychologue en libéral depuis plusieurs années. Je souligne les paradoxes qui sous-entendent que derrière la première demande surgit une deuxième demande qui pourrait se formuler ainsi : comment arrêter de souffrir et par quel biais accéder au lien social ? D’autant plus que nous apprenons également que Mme A. vient de perdre sa mère avec laquelle s’était établi une sorte de contrat moral qui engageait chacune à téléphoner à l’autre tous les jours pour vérifier qu’elles se tenaient toujours en vie. Or, il se trouve que Mme A. n’avait pas appelé depuis plusieurs jours avant le décès de sa mère. S’en est suivi une culpabilité de la part de Mme A. qui a failli à sa promesse envers sa mère. Je pose à l’équipe cette question : pour qui Mme A. peut-elle vivre désormais ? Dans le désir de quel Autre peut-elle s’inscrire ? J’invite dès lors l’équipe à dissocier les deux termes qui composent cet oxymore « suicide-assisté » et à faire le pari de la vie en retenant uniquement « assisté ». Il s’agira donc, avant la séance suivante, de faire vivre la parole entre Mme A. et les professionnels du service et de relever le plus de détails possibles au cours des accompagnements à venir.

La deuxième séance s’ouvre sur l’appel fait de Mme A. à la professionnelle référente pour la conduire à son rendez-vous hebdomadaire avec sa psychologue. Un problème de voiture empêchait son déplacement. Pas question pour Mme A. de renoncer à cette offre de parole ! Lacan avançait qu’« Il est pensable que tout le langage ne soit fait que pour ne pas penser la mort qui, en effet, est la chose la moins pensable qui soit »[1]. Ce désir de parole est à soutenir absolument pour contrer la jouissance mortifère à laquelle Mme A. a affaire. Par ailleurs, les professionnelles rapportent qu’au cours du mois passé, Mme A.  s’est investie dans les activités collectives proposées par le SAVS. Elle apprécie de partager avec quelques autres bénéficiaires les sorties culturelles. Elle pratique elle-même un instrument de musique et aime beaucoup la lecture. J’isole le signifiant « artiste-ratée » avec lequel elle se représente au champ de l’Autre afin d’amener les professionnels à faire déconsister « raté » à la faveur de « artiste ». Nous misons sur le bricolage artistique pouvant conduire au beau et voiler l’horreur du réel trop présent. Si, comme le disait Lacan, en 1960, dans son séminaire L’éthique de la psychanalyse, « L’effet de beauté est un effet d’aveuglement »[2], outre l’accointance de la vie avec la mort, c’est aussi parce qu’« il y a un certain rapport du beau avec le désir »[3]. Dans le cas de Mme A. il est à investiguer sur comment entendre le désir qui se formule au-delà de la demande énoncée.

Par conséquent, dans la pratique orientée par la psychanalyse lacanienne, il convient de ne pas se précipiter à répondre à la demande et de persévérer à déceler ce que cette demande signifie pour le parlêtre. La demande ne dit pas tout à fait ce qu’il en est du désir du sujet. Pour le dire avec Lacan, « la structure de la faille [qui] existe entre la demande et le désir. »[4] Il est en effet, question d’éthique dans cette vignette clinique, mais, précisons, de l’éthique psychanalytique, c’est-à-dire celle qui met en « rapport [de] l’action au désir qui l’habite »[5]. Ce travail a mis en exergue que « le désir de désirer »[6] tend à contrer la pulsion de mort pour le parlêtre mais pas sans le désir de quelques petits autres.


[1] Lacan, J., Improvisation désir de mort, rêve et réveil, La Cause du Désir, 2020/1, n°104, pages 8 à 11.

[2]  Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Texte établi par J.-A., Miller,

Paris, Seuil, 1986, p. 327.

[3]  Ibid., p. 279.

[4] Lacan, J., La place de la psychanalyse dans la médecine, Conférence et débat du Collège de Médecine à La Salpetrière : Cahiers du Collège de Médecine 1966, pp. 761 à 774.

[5]  Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, Op. Cit., p. 361.

[6] Ibid., p. 357.

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