Freud, en 1915, dans sa conférence intitulée « Nous et la mort », pose l’épineuse question de notre conception de la mort et par conséquent du deuil. « Nous nous comportons généralement comme si nous voulions éliminer la mort de notre vie ». La mort est un irreprésentable dans l’inconscient.
Lacan indique en 1974 que « la demande part de la voix du souffrant, d’un qui souffre de son corps et de sa pensée ». Nous allons témoigner ici d’une expérience de supervision d’équipe en soins palliatifs au sein de plusieurs services hospitaliers. Ces deux vignettes cliniques apportent une démonstration : l’une, de la façon dont la parole adressée en supervision a produit un dégagement de l’identification imaginaire de cette aide-soignante à sa patiente quand elle relie son histoire privée et la situation de celle-ci ; l’autre, de la manière dont l’équipe, mobilisée, trouve un savoir-faire avec les demandes d’urgence d’une patiente dont le décès est imminent.
Liliane évoque ce fragment clinique : le compagnon de Mme A. est en grande souffrance face à la détérioration produite par la maladie de cette dernière. Dans un appel de détresse, Mme A. lui aurait dit « Je t’aime, reste avec moi ». Liliane a été touchée, voire fascinée par cette déclaration. Leur rencontre a eu lieu à ses 60 ans. Peu de temps après, elle a été hospitalisée pour une métastase à la jambe. « J’ai pleuré avec lui… Il va se retrouver seul… ». Liliane est saisie par la solitude de cet homme face à la mort : « pour lui, tout s’est construit autour d’une personne, il ne pouvait pas croire en la maladie incurable de sa femme ». Elle en livre les échos subjectifs : « Cela me fait penser à l’histoire d’amour de mon père ». La situation renvoie Liliane à une énigme sur ce que l’amour peut recouvrir de la solitude des êtres parlants. Cette évocation lui a permis de faire un tour sur elle-même pour se départir des affects qui l’envahissaient, entravant sa pratique professionnelle.
L’équipe s’est particulièrement attachée à cette « petite dame gentille » de 75 ans, suivie dans le service depuis plus de 7 ans. Elle recherchait de façon illimitée le lien avec l’autre, avait un fort désir d’être aimée. Son mari, confiant, banalisait ses entrées récurrentes : « ce n’est pas nouveau… Elle va revenir à la maison ». Or, cette dernière fois, suite à un AVC, le SAMU l’hospitalise en urgence. Elle est devenue paraplégique. Mme B. refusait les soins palliatifs, signe de la mort annoncée. Les soignants témoignent de l’angoisse vive de Mme B. de laisser tomber son fils, adopté très jeune. Elle se sent coupable d’avoir gâché la vie de celui-ci qui a toujours connu sa mère malade. Le décès de Mme B. signerait un second abandon de son fils. Nous indiquons alors que c’est au fond Mme B. qui se sent abandonnée. Cette interprétation surprend l’équipe ; il s’agissait de répondre à ses demandes orales en satisfaisant ses gourmandises, de rester corps présents à ses côtés et d’accueillir ses « trop » nombreux appels que nous traduisons comme ses signes de détresse face à sa mort imminente.
Ces témoignages rendent compte de la modalité avec laquelle l’équipe soignante s’est saisie de ces rencontres pour se distancier, élaborer et trouver des petites solutions pour réinjecter du vivant dans leurs pratiques. Ils permettent de saisir, via le discours des soignants, les coordonnées de la position du malade et de la maladie, « d’un qui souffre de son corps ».
Deuil avant le deuil
Cette clinique affirme la dimension éthique du sujet face aux protocoles de fin de vie. La logique du chiffre et celle de la médecine réduite au tout scientifique ouvrent la possibilité d’un non-savoir propice à la clinique du cas par cas, hors tout protocole déjà constitué. Les signifiants sédation/euthanasie sont interrogés : faut-il précipiter la demande de mort d’un sujet en souffrance et jusqu’où aller ?
Le processus de deuil débute ici bien avant le décès, dès la prise de conscience de l’approche de la mort. Cela inaugure une période qui ébranle le malade, la famille, mais aussi les soignants. Le contrôle d’équipe favorise, en creux, la possibilité d’un souffle permettant une circulation du désir parfois en berne chez les soignants quand ils confondent impuissance et impossible.
À quoi renvoient pour chacun ces corps, encore vivants ? Nous recueillons des paroles singulières autour d’expériences en lien avec la dimension pulsionnelle et l’intime des corps jouissants.
La demande de mourir est sous-tendue paradoxalement par un désir de rester vivant. « La structure de la faille […] entre la demande et le désir » est mise en valeur. Nous indiquons souvent que ce qui se demande n’est pas ce que l’on désire, que cette « demande de mourir » peut signer précisément son envers : « Qu’est-ce que l’on vient faire là ? » / « J’ai tout donné, je suis vidée en rentrant chez moi ».
Pris dans des logiques de quantification et soumis aux réponses protocolaires attendues, les soignants sont parfois réduits au silence d’une parole bâillonnée : éclosion de symptômes, souffrance professionnelle.
La clinique en soins palliatifs, au croisement des discours médical et subjectif, est une clinique de la mort annoncée. Elle reste toujours à réinventer lors de ces supervisions d’équipe. En ce qui me concerne, je souhaitais témoigner de la grande finesse d’une clinique du réel comme impossible à supporter.
[1] Extrait du texte de S. Freud de l’ouvrage collectif de Marlène Belilos, « Nous et la mort », Freud et la guerre, Paris, Michele de Maule, 2011, p 26.
[2] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil. 2001, p. 512.
[3] Lacan J., « La place de la psychanalyse dans la médecine », Cahiers du Collège de Médecine, n° 12, décembre 1966, p. 767, disponible sur internet.
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