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Combien de machines pour satisfaire la neuromanie ?




Dans sa préface au livre du Pr André Grimaldi, L’hôpital nous a sauvés : sauvons l’hôpital[1], Alain Supiot formule que « La médecine, qui est aussi (d’abord ?) une science de l’homme, ne peut donc sans faillir à sa mission traiter les malades comme de purs objets de soin » par l’hyperspécialisation et la technicisation, « lorsqu’elle se substitue au dialogue médical »[2]. Objectiver autrui, comme le formule Hervé Castanet dans son livre Neurologie versus psychanalyse[3], « protège » le scientifique, ici neuroscientifique, du concernement, de ce qui pourrait le concerner, de l’angoisse face à l’autre par exemple[4]. Ainsi la dyslexie, comme anomalie du cerveau[5], est-elle exclue de la clinique et se résout à une anomalie que « le neurobiologiste croit voir en action sous son microscope hyper perfectionné »[6]. Ce concernement, Lacan nous le présentait dans « une phénoménologie de la relation psychanalytique telle qu’elle est vécue entre médecin et malade »[7], soit la relation transférentielle qui, immanquablement, s’établit entre un praticien et le patient, impliquant le langage. « Par le seul fait qu’il est présent et qu’il écoute, cet homme qui parle s’adresse à lui »[8]. La machine la plus simple que l’administration de la santé avait pu autrefois trouver à interposer, pour écourter ce temps de l’écoute trop onéreux selon elle, fut le questionnaire, capable de décourager tout vouloir-dire du patient, autre que celui de s’accorder aux items prédéfinis, sa subjectivité étant inopportune, et ainsi d’inhiber tout déchaînement « d’investissement du sujet supposé savoir »[9]. La technologie numérique permet aujourd’hui de rendre encore plus inaccessible la subjectivité de l’un et de l’autre. D’abord le scanner IRM s’adressant directement au cerveau du patient[10], qui va présenter une série de nombres, indiquant les degrés d’activité du cerveau. Puis un ordinateur va en effectuer le décryptage. Enfin l’application digitale par laquelle le sujet est lui-même invité à remédier à sa pathologie ainsi détectée[11]. « L’évidence de la réussite, qui est la condition de l’avènement des faits », comme le formulait Lacan, est-elle ainsi devenue patente[12]. Quoi qu’il en soit, la diffusion s’en est faite à la vitesse de la lumière, tant dans l’univers du soin que dans la société[13]. Ce « produit scientifique »[14] emporte une satisfaction largement partagée qui interroge et demande à être questionnée. En tant qu’elle n’équivaut pas à « l’évidence rationnelle » de Bachelard[15]. Cette satisfaction est attenante au discours capitaliste d’aujourd’hui qui, appui pris sur la science, capitalise le savoir qu’il extrait de tout travail[16], au bénéfice de « ce nouveau droit de l’homme à la santé »[17]. Ce « très puissant imaginaire du symbolique », à l’œuvre aujourd’hui, a propulsé dans la langue un « suffixe-maître » : neuro[18]. Ainsi du cerveau au serveur (informatique), et inversement, le cérébral menace-t-il d’absorber le psychique.

[1] Grimaldi A., L’hôpital nous a sauvés : Sauvons-le! Paris, Odile Jacob, septembre 2022. [2] Ibid., p.17. [3] Castanet H., Neurologie versus psychanalyse, Paris, Navarin, 2022, p.127. [4] Lacan J., « Petit discours aux psychiatres de Sainte-Anne » (10 novembre 1967), inédit, http://psychasoc.com/Textes/Petit-discours-aux-psychiatres-de-Sainte-Anne. [5] Castanet H ., Op. Cit., p.28. [6] Ibid., p.132. [7] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.161. [8] Lacan J., « Au-Delà du principe de réalité », Ibid, p83. [9] Lacan J., Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p.41. [10] Cassou-Nogues P., La bienveillance des machines, Paris, Seuil, avril 1922. [11]« Les applis qui soignent », Cerveau&Psycho, N°91, septembre 2017. [12] Lacan J., Conférence et débats du Collège de Médecine à La salpêtrière, Cahiers du collège de médecine, 1966, p.761 à 774, disponible sur internet. [13] Feuerhahn W., Mandressi R., Ehrenberg A., Vidal F., Les neurosciences sociales ; un phénomène de société, Revue d’histoire des sciences humaines, n°35, 2019, Open Edition journals. [14] Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, p.259. [15] Ibid., p.286. [16] Lacan J., L’envers de la psychanalyse, op. cit., p.92. [17] Lacan J., Conférence et débats du Collège de Médecine à La salpêtrière, op. cit., [18] Miller J-A, « Neuro, le nouveau réel », Folies dans la civilisation, La cause du désir, n°98, Paris, Navarin, 2018, p.116.

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