L’éthique, le surmoi et la canaille (Partie 2)
- Ève-Marie Sizaret
- 6 sept.
- 5 min de lecture

L’article que vous lirez ci-dessous n'est pas sans écho avec celui de Sébastien Ponnou, publié sous forme de brochure en juillet, sur le même sujet. Nous saluons la convergence de vue de nos collègues et s’il se trouve entre l’un et l’autre des « redites », il ne nous a pas semblé que nous devions nous priver de cette heureuse concordance de vues, qui introduit un chapitre délicat de notre présent difficile à déchiffrer.
La rédaction
Le surmoi de Freud renvoie à la conscience morale, constituée et intériorisée dans et par l’Autre. Lacan parle de la gourmandise du surmoi[1], « scandale absolu[2] » de la conscience morale intériorisée. Quand elle est dans l’Autre, cette conscience morale rencontre une limite, mais quand elle se trouve au niveau du sujet, dans une auto-évaluation, il n’y a plus la limite de l’Autre, dans sa formulation comme dans son pouvoir.
Ainsi, sur le site de la fondation FondaMental, on trouve un article sur une expérimentation thérapeutique de la dépression[3] – on se souvient qu’il s’agit de « dépression résistante » , laquelle évoque irrésistiblement la mélancolie où la parole est « comme abolie en sa puissance d’appel et d’invocation à l’Autre[4] ». Or, cette expérimentation combine des «séances de TCC classique à des séances effectuées par le patient lui-même sur un site internet dédié »[5]. Les TCC ont déjà annulé l’inconscient, les séances sur ordinateur laissent le sujet seul, sans la présence d’un Autre modérant les appétits pulsionnels de son surmoi qui traque ses pensées, ses désirs, ses intentions. Sans la présence de l’Autre, pas de corps ni de voix porteuse d’un désir, pas de transfert, pas d’échange amenant une limite ; mais une solitude radicale, écrasée par un surmoi féroce.
Du côté de cette science et de ses expérimentateurs, on retrouve la même gourmandise surmoïque dans une forme de clinique moderne avec ces questionnaires qui traitent de l’universel, mais surtout pas du particulier, et où l’exception disparaît[6].
Cet article date du 3 octobre 2021 : les conclusions ne sont pas encore parues… Les attend-on ? Voire, que peut-on en attendre ?
Le commandement du surmoi s’est étayé sur le devoir d’aimer son prochain comme soi-même, forme d’aboutissement de la pensée socratique notamment[7]. Au tournant des XVIème et XVIIème siècles, est apparu le discours de la science[8], lequel allait s’allier au discours capitaliste né de la révolution industrielle. Puis Freud vint, qui mit en lumière l’aporie de ce commandement chrétien et Lacan a suivi avec cette gourmandise du surmoi.
Revenons-en aux discours :
Le discours de la science dévoile « la puissance du signifiant comme tel sous la forme des petites lettres des mathématiques »[9]. Ces petites lettres sont articulées en chaînes sans trou ni oubli, à la différence du « discours mémoriel de l’inconscient dont le centre est absent et où le sujet vient se situer dans cette omission fondamentale.[10] » Et ce sujet, en quête d’identité, va … s’identifier à différents signifiants-maîtres.
Quant au discours capitaliste, il s’est contenté d’exploiter le désir, lié, à sa racine, à la jouissance. Ainsi, depuis mai 68, le nouveau registre est, non plus le droit à la jouissance[11] mais celui du devoir de jouissance, avec preuves à l’appui (cf. les réseaux sociaux, les salles de musculation, etc.) .
L’État-providence, dans sa prise en charge collective des solidarités et sa politique de santé publique, élabore des catégories toujours plus complexes, dans lesquelles il fait entrer les populations pour mieux les gérer, à travers des signifiants-maîtres proposés par la science (hyperactif, TDAH, autiste, …) et auxquels le sujet va s’identifier[12] puisque « [c]elui-ci, il faut le dire, ne demande que ça, étant, comme inconscient, en manque d’identité, vide, évanouissant »[13] . Donc, pour reprendre le propos d’Eric Laurent, le discours politique s’adresse au sujet de l’inconscient en cherchant à le nommer, et ce faisant, à le capturer en lui proposant une identification clé-en-main ! Ensuite de quoi, le sujet identifié sera livré, tel un objet, à la science.
Au contraire, la psychanalyse travaille à déconstruire progressivement les identifications propres au sujet pour le rendre « à sa vacuité primordiale.[14] », « à sa différence absolue[15]».
Non sans un peu de provocation, je soutiens l’idée de définir la position du sujet contemporain « comme connotée par la stupidité » , pour marquer ainsi sa position de jouissance par rapport à son je n’en veux rien savoir ni rien céder : un sujet qui donc ne s’inscrit pas subjectivement. Il s’en remet à l’Autre, le politique, que Lacan représente par la canaille.[16]. On retrouve la hiérarchie des sciences de F. Gonon, où le politique s’appuie sur le scientifique scientiste qui garantit, avec ses études, ses moyennes et ses écarts-type, son savoir face auquel le politique se soumet, sécurisé et confirmé dans son « je ne veux rien savoir de la jouissance » . La canaille, convaincue qu’il n’y a pas de désir mais seulement des demandes, est toujours prête à séduire pour négocier.
Lacan rappelait la position éthique du médecin en 1966[17], mentionné dans mon précédent article : « La position proprement médicale » : la demande du malade et la jouissance du corps. Ce sont les leviers pour accéder au désir, au fantasme, à la jouissance, au lieu de l’Autre, qui s’originent dans l’inconscient. Il s’agit de l’éthique du singulier, où la vérité du sujet n’est pas « réductible à la recherche objective, et même objectivante, de la méthode scientifique commune[18] ».
[1] Lacan J., « Télévision » , Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 530 ; « gourmandise du surmoi » terme repris par Éric Laurent dans son article, « La singularité et la faille », dans LAPS, La Revue du Réseau Universitaire Européen de Psychanalyse, N°1-Juin 2025-https://revue.ruepsychanalyse.com/la-singularite-et-la-faille/
[2] Cottes J.-F., Surmoi 2.0 , consultable en ligne https://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2011/03/Surmoi-2.0-doc.pdf
[4] Salvadero J., « Le surmoi, l’analyste : troubles alliances », Essaim n°39, 2017, p. 46.
[6] Laurent É.,« La singularité et la faille », op. cit.
[7] Socrate disait qu’il valait mieux subir une injustice plutôt que la pratiquer : il engagea sa vie sur cette vérité en acceptant sa condamnation à mort. (Wikipedia)
[8] Cottes J.-F., Surmoi 2.0, op. cit.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Bolgiani P., « Le désir, un enjeu politique » , L’Hebdo-blog n°156, 6 janvier 2019.
[12] Laurent E., « Le sujet de la science et la distinction féminine », La Cause du désir, n°84, 2013, p. 28-29.
[13] Miller J.-A., « Lacan et la politique », entretien avec J.-P. Cléro & L. Lotte, Cités, n° 16, octobre 2003, p. 111, consultable sur Cairn https://shs.cairn.info/revue-cites-2003-4-page-105?lang=fr.
[14] Laurent É.,« La singularité et la faille », op. cit.
[15] Miller J.-A., Théorie de Turin sur le sujet de l'École, Presses Psychanalytiques de Paris, octobre 2024, p. 17.
[16] Ibid.
[17] Lacan J., « La place de la psychanalyse dans la médecine », Conférence et débat du Collège de Médecine à La Salpetrière, Cahiers du Collège de Médecine, 1966, p. 761 à 774, disponible sur internet https://www.medecine-psychanalyse-clermont-ferrand.fr/wp-content/uploads/2013/07/La-place-de-la-psychanalyse-dans-la-médecine.pdf.
[18] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, p. 29.



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