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L’impasse de la compréhension




Isabelle Buillit
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Je travaille comme psychologue dans un ITEP accueillant des enfants âgés de dix à douze ans. L’enjeu y est double : d’une part, il y a la clinique ; d’autre part, il y a le travail en équipe, qui, pour moi, consiste à accueillir et à soutenir le désir et les questions de mes collègues, éducateurs pour la plupart.


Je remarque qu’il m’est souvent demandé les raisons des comportements des enfants. C’est dire que j’incarne une instance qui saurait quelque chose, du fait de ma qualité, de mon être-psychologue. Alors ouvrons l’œil !

L’équipe est animée d’un souci de compréhension : l’histoire ou le parcours de chaque enfant devrait pouvoir expliquer tant de violence. De plus, il y a nécessité, selon eux, que l’enfant qui les préoccupe vienne me rencontrer pour en parler. Bien entendu, je reçois les enfants qui le souhaitent, mais ce ne sont jamais ces questions qui les amènent. Et lorsqu’elles sont abordées de front – les entretiens ne sont qu’impasse. Peu d’explications sont données par les enfants, et quand ils en donnent, c’est la persécution qui parle au présent. Ils peinent à dire quelque chose qui les concernent. Les vécus de maltraitance sont fréquents, mais c’est précisément parce qu’ils ont statut de trauma qu’il est impossible pour les enfants d’en parler. C’est plutôt l’intrusion de l’autre qui vient au-devant de la scène, toujours dans un présent immédiat qui justement ne peut s’historiser. Il n’y a pas de récit possible parce qu’il y d’une part le symbolique, carent, et d’autre part, l’imaginaire prévalent, envahissant, au service de la pulsion de mort.


Le quotidien institutionnel

13h55. Ça sonne, les enfants se mettent en rang dans la cour de l’ITEP. Une fois en classe, l’altercation qui a débuté dans la cour reprend sur un simple regard : « il m’a traité ». J’essaie de faire écran aux regards de haine qui cherchent à s’échanger, en me plaçant entre les deux protagonistes. La voix de la maîtresse s’élève, le conflit cède pour un temps. Sami est resté dans le couloir. Avec démonstration, il claque et reclaque la porte. Avant qu’un autre ne se lève pour lui régler son compte, je sors rejoindre Sami. Inutile de lui demander pourquoi il a fait ça, j’en ai fait tant de fois l’expérience : cela ne mène à rien car la réponse est toujours la même : l’Autre méchant sous toutes ses formes. J’engage plutôt la conversation avec son doudou, Lana, si important pour lui. Il consent à revenir en classe. Mais voilà qu’il jette par terre ses feuilles d’exercice. Je pose devant lui l’album de Loulou[1]. Il s’applique à lire, me demande comment on prononce ce mot, commente les illustrations... Je regarde les feuilles d’exercices, je lis à voix basse la consigne, il se prend au jeu et me dicte les réponses. L’heure de classe est terminée, tous les élèves sont partis. Sami met un point d’honneur à terminer ses exercices.

15h30 : Sofian dit à ma collègue éducatrice, Ana, qu’elle l’a insulté. Ana est interloquée et ne comprend pas. Je m’adresse à Sofian : « tu as peut-être entendu des insultes et tu penses que c’est Ana qui les a dites ». L’éducatrice entend cette interprétation et me questionne plus tard à ce sujet. Elle réalise qu’il s’agissait d’une hallucination.

Quelles que soient les causes de leurs symptômes, ces enfants se cognent à un réel hors sens. L’agressivité se répète et toujours démontre qu’elle est à situer en fonction des notions que Lacan présente sous forme de tableau dans son séminaire L’Angoisse. Selon les moments, selon les adultes disponibles, je repère des opportunités pouvant amortir le choc du réel et ainsi tempérer l’agitation, éviter un conflit de plus.


L’année dernière, le lundi matin commençait par un temps de discussion : les enfants devaient raconter à tour de rôle leur week-end. Ils étaient pris, comme les éducateurs, comme toute l’institution, dans ce « devoir », cette aliénation. Leurs réponses dénotaient d’un certain vide subjectif : formules plaquées, fabulations ou réponses identiques à celles du voisin. L’éducateur responsable de ce groupe, avait également repéré que ce rituel d’accueil tournait en rond, ou pire : la question posée pouvait, selon moi, accentuer la rivalité, l’angoisse et donc l’agitation. Le binaire de l’automaton et de la tuchè s’imposait. Il fallait du nouveau !

J’ai alors proposé l’idée d’un atelier de lecture : simplement apporter une histoire, focaliser l’attention sur une fiction commune, avec des illustrations venant fixer les regards ailleurs.

Dans ce moment maintenant institué, une conversation inattendue s’engage parfois : « Dire “je t’aime”, c’est pas pareil que je t’aime bien », souligne William. Les commentaires sont authentiques : « C’est beau ! », « ça me fait ému ! ». Alors que l’on parle des différentes pièces d’une maison, Ilan – qui joue toujours les gros bras – nous explique qu’il y a dans sa famille d’accueil un préau et des écuries, il n’aime pas trop y aller, de crainte qu’il y ait le clown tueur, et il lance : « j’ai peur du noir » ! William se souvient de son arrivée dans l’institution. « J’avais peur d’arriver dans une école de fous ». Sami se remémore le bus qu’il prenait pour aller à l’école : « je connaissais personne », etc. De proche en proche, à partir des détails du récit, des bribes de subjectivité émergent.

Combien de temps cette nouveauté durera-t-elle ? L’institution est condamnée à inventer, à renouveler son offre, faute de quoi c’est elle qui perd sa raison d’être.


Quel savoir en question ?

Connaître le parcours de chaque enfant est d’autant plus important que la plupart du temps, l’enfant lui-même ne peut rien en dire. C’est pourquoi le traitement de la violence immédiate est au premier plan. Ce traitement se présente en de petites occasions discrètes. Bien exploitées, ces contingences peuvent faire écran au réel sur un versant vivifiant, c’est-à-dire du côté du désir. Alors il arrive que des bribes d’histoires surgissent, mais jamais sur commande.

Ces brèves séquences apaisent, au quotidien. Nous vivons au quotidien. Avec des jours avec et des jours sans. Marquent-elles un instant de voir, qui serait susceptible de déboucher sur un temps pour comprendre ? La question se pose parfois, pour tel ou tel enfant.

S’enseigner des impasses, se servir de l’institution pour réunir les conditions pour qu’advienne une énonciation, et lorsque c’est le cas, faire qu’elle ne retombe pas, mais s’inscrive dans un temps logique, c’est-à-dire pris dans un transfert.

Voilà ce que signifie pour moi être psychologue freudienne.

[1] Solotaref G. Loulou, Paris, L’école des loisirs, 1989.

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